Dans mes divers écrits à propos de la vie socio-économique politique en Islande j’essaie d’éviter les comparaisons avec la situation française et plus encore les leçons. Les lecteurs ne sont pas tous intéressés ; de plus certaines différences, notamment la taille et la situation géographique, enlèvent tout sens à des comparaisons trop étroites. Pourtant le débat en cours en France à propos du mode de scrutin et de la possibilité de construire des accords de gouvernement m’a donné envie d’apporter quelques éclairages sur le système islandais.
Le mode de scrutin

En Islande il n’y a pas débat : le mode de scrutin doit composer un Alþingi reproduisant une image aussi fidèle que possible des électrices et électeurs, qu’il s’agisse de leur genre, de leur répartition géographique, ou de leurs choix politiques. Le scrutin de listes en vigueur veut répondre à cet objectif : chaque parti politique propose une liste paritaire de candidates et candidats dans toutes ou quelques-unes des circonscriptions. Elle comprend un nombre de candidats double du nombre de sièges à pourvoir afin d’assurer l’élection de suppléants. Il y a aujourd’hui en Islande six circonscriptions, trois pour la région de la capitale et trois pour le reste de l’île. Compte tenu de la constante migration vers la capitale, les électeurs de cette dernière sont sous-représentés, allant de 3104 électeurs inscrits en 2024 pour un siège dans le nord-est (Norðausturkjördæmi) à 5647 dans la partie sud-ouest de la capitale (Reykjavíkurkjördæmi suður). La répartition des restes se fait à la plus forte moyenne[1] au niveau de chaque circonscription. Puis au niveau national, ce qui a pour effet de gommer partiellement la disproportion mentionnée plus haut. Ainsi en 2024 les 3 sièges « nationaux » sont allés à la circonscription du sud-ouest soit 14 sièges. Les critiques ne manquent pas pour dénoncer le déséquilibre entre les circonscriptions, mais réformer la constitution est en Islande un processus compliqué, pour en l’espèce un maigre résultat. Or il est important que tout le territoire de l’île soit bien représenté à l’Alþingi.
Autre reproche entendu ; ce système laisse aux partis politiques le soin de composer les listes et de décider d’arbitrages parfois très « politiques » ; cependant en Islande plus qu’ailleurs les candidats sont des personnes connues et le choix se fait sur les personnes autant que sur les partis. De plus les électeurs peuvent barrer des noms sur la liste et ainsi provoquer un déclassement « fatal » sur la liste.
Les accords de gouvernement
Il est acquis que les partis envisageant de gouverner ensemble doivent s‘accorder préalablement sur les politiques qu’ils conduiront. Un accord de gouvernement est d’autant plus nécessaire que la discipline partisane est en Islande plus importante que la discipline gouvernementale. Après qu’il ait été officiellement pressenti par le président de la République, il appartient au président du parti vainqueur, et certainement futur premier ministre, de conduire la négociation. Celle-ci peut durer plusieurs semaines, dans le plus grand secret. Ce qui étonne : les partis concernés ont peut-être gouverné ensemble, leurs dirigeants se côtoient régulièrement et leurs opinions sont sur la place publique. Une fois conclu le projet d’accord est soumis à l’instance supérieure de chaque parti puis, après approbation, annoncé en grande pompe lors d’une conférence de presse en même temps que la liste des ministres. L’ensemble est officialisé lors d’un conseil qui a lieu à Bessastaðir, résidence de la Présidente de la République.
Jusque 2007 quatre partis ont dominé la vie politique islandaise, avec une prééminence du parti de l’Indépendance, le plus souvent associé au parti du Progrès. Ces deux partis sont nés dans les années 1920 avec pour objectif principal de défendre les deux activités économiques essentielles de l’île, la pêche pour le premier et pour le second l’agriculture. Personne ne s’offusquait d’avoir un premier ministre par ailleurs armateur ou un autre fermier engagé dans le syndicalisme agricole ou le mouvement coopératif, et toujours ardents défenseurs de leur corporation. Le syndicalisme salarié a parfois été présent à gauche, mais un soupçon d’idéologie appuyé ou non sur le marxisme s’y est parfois mêlé, d’où de nombreuses décompositions et recompositions en deux partis. Entre les quatre toutes les combinaisons ont été mises en œuvre au prix d’accords souvent acrobatiques tant était grande la volonté de leurs dirigeants d’accéder au pouvoir.
Ainsi est apparu un premier défaut de ces compromis : la tentation pour gouverner de reporter à plus tard, ou jamais, la recherche d’accords sur des choix clivants, généralement les plus importants. Exemple pour l’Islande : l’entrée dans le mouvement européen lorsque plusieurs fois la porte s’est ouverte.
À partir de 2007 de nouveaux partis viennent perturber le jeu, rendant toujours plus difficile la création de majorités à deux, et même impossible après les élections d‘octobre 2016 puis les suivantes. J’ai décrit dans mon article de blog Islande : quelle gauche ? le pari de Katrín Jakobsdóttir : construire et diriger une alliance à trois avec deux partis à droite de celui qu’elle présidait. Cette alliance a tenu le temps d’une législature grâce à l’autorité personnelle de Katrín, mais s’est délitée ensuite, les sympathisants des deux partis « extrêmes » parti de l’Indépendance et Gauche Verte comprenant de moins en moins les compromis acceptés par leurs dirigeants en même temps que l’affichage de leurs désaccords.

Tel est le second défaut de ces compromis : comme tout accord ils sont construits sur des renonciations ou au mieux des reports que des militants engagés ont du mal à comprendre. Et la vie continue, des événements interviennent que les accords n’avaient pas prévus. Il appartient normalement au ministre concerné de prendre les mesures nécessaires avec le cas échéant l’accord du président de son parti, à charge pour ce dernier d’évoquer le sujet avec le Premier ministre.
Au total un couplage proportionnelle/accord de gouvernement qui malgré les imperfections signalées et certaines lourdeurs répond bien au souci de démocratie en même temps qu’au pragmatisme et à la culture du compromis de la société islandaise, et sur lequel aucun de ses membres ne souhaite revenir. Toutefois ici comme ailleurs certains citoyens ont le sentiment d’un accaparement de la vie politique par quelques professionnels, c’est pourquoi ils demandent plus de démocratie directe afin de faire entendre leurs voix en dehors des élections. Tel était le sens de propositions contenues dans le projet avorté de réforme constitutionnelle notamment le référendum d’initiative populaire et la possibilité de proposer des lois par pétition. En pratique ces possibilités existent déjà de manière informelle et non contraignante sauf si un referendum est consécutif à un refus du président de la république de promulguer une loi. C’est ainsi que le président Ólafur Ragnar Grímsson a provoqué deux référendums sur les accords Icesave à la suite de pétitions ayant dépassé 60000 signatures soit 25% du corps électoral, ce qui revenait à donner aux électeurs le droit de déjuger l’Alþingi. Mais ce dernier peut aussi provoquer de telles consultations. Dans ce cas le résultat n’est pas contraignant. Le référendum est aussi une pratique courante au niveau local.
Comme je l’ai montré dans l’article de blog cité plus haut l’ensemble s’appuie sur une vie politique locale active et des associations et syndicats très présents et écoutés. C’est dire que la représentation proportionnelle ne peut suffire à elle seule à générer les compromis dynamiques nécessaires à toute démocratie. Comparaison ?
[1] Imaginons que dans une circonscription 6 sièges sont à pourvoir, pour trois listes. La liste A obtient 3500 voix, la liste B 1550 et la liste C 950 voix soit au total 6000 suffrages exprimés donc un quotient électoral de 1000 voix. Dans un premier temps A aura 3 sièges, B 1 siège et C aucun. Pour répartir les restes on ajoutera 1 siège virtuel à chaque liste et on cherchera la plus forte moyenne : A= 3500/4 = 875, B= 1550/2 = 775, C=950/1= 950. C aura donc 1 siège. Selon le même mode de calcul le dernier siège sera attribué à A.