Comment l’Islande a changé le monde – 2/2

Dans son livre Egill Bjarnason privilégie surtout les personnages et événements qui ont fait parler de son île, volontairement ou non. Mais l’histoire de celle-ci est jalonnée de femmes et d’hommes dont les actions auraient pu faire progresser l’humanité si elles avaient été connues, et reconnues, par le monde extérieur.

En voici cinq exemples : le choix du christianisme par l’AIþingi, le rôle de l’Évêque Guðbrandur Þorláksson, l’exceptionnelle intelligence politique de Jón Sigurðsson, et celle de Bríet Bjarnhéðinsdóttir, auxquels j’ajouterais volontiers le traitement de Covid. Mais cette liste n’est pas exhaustive !

De la christianisation, Egill ne dit presque rien, sans doute pour faire œuvre originale, puisque la plupart des textes consacrés à l’histoire de l’île, y compris les miens, commencent par cet épisode considéré comme fondateur de la communauté islandaise. Qu’on se souvienne de ce que nous raconte l’Íslendingabók de Ari Fróði : pressés depuis plusieurs années par le roi de Norvège Ólafur Tryggvason d’adopter la religion chrétienne, les Goðar conviennent lors de la réunion de l’Alþingi (parlement) de 999 ou 1000, de s’en remettre à l’arbitrage de Þorgeir Ljósvetningagoði Þorkelsson, lui-même païen mais connu pour sa modération. Voici ce qu’il dit après une journée et une nuit sous sa tente : « Il me semble que c’en est fini de nous si nous sommes divisés, si nous n’avons plus tous la même loi ; car si la loi est déchirée, la paix est déchirée aussi, et c’en est fait alors du pays. » Il rappelle que des compromis sont parfois nécessaires et annonce sa décision : les Islandais seront chrétiens ; toutefois les pratiques païennes seront acceptées tant qu’elles resteront privées.

Cet épisode, très évidemment embelli, révèle les deux problématiques qui vont être au cœur de l’histoire politique et sociale de l’Islande tout au long des siècles, et aujourd’hui encore : le refus, d’une part, de tout ce qui peut briser l’unité de la communauté, donc la recherche systématique du consensus, ce qui n’exclut pas d’âpres débats, et d’autre part le balancement permanent entre ouverture et fermeture au monde extérieur lorsque la communauté paraît menacée.

Guðbrandur

Dans les siècles qui vont suivre, le clergé, catholique puis protestant, va avoir un rôle essentiel dans la survie des habitants de l’île. Parmi les évêques importants, je citerais Guðbrandur Þorláksson, évêque de 1571 à sa mort en 1627 (56 ans !) qui marque son temps par son humanisme et ses connaissances théologiques, mais aussi son immense curiosité à l’égard de la géographie, des mathématiques et de l’astronomie. Ainsi a-t-il dessiné une carte d’Islande qui a longtemps servi de référence. Son principal ouvrage, destiné à développer la culture religieuse des Islandais, est une Bible (Guðbrandsbiblía) qu’il traduit partiellement en islandais. Elle est imprimée à partir de 1584 en 500 exemplaires qui pourront être acquis pour la valeur de deux à trois vaches selon les possibilités de l‘acheteur. Par ce moyen et les nombreux autres ouvrages qu’il a écrits ou traduits et fait imprimer, Guðbrandur a un rôle essentiel dans le développement de la lecture et la défense de la langue islandaise. À la fin du 18ème siècle tous les Islandais – mâles – savent lire.

Jón

De Jón Sigurðsson (1811-1879), héros national islandais, Egill retient surtout le mariage avec une cousine germaine plus âgée de 11 ans. C’est pourtant un extraordinaire personnage, qui n’a rien des révolutionnaires connus ailleurs au XIXème siècle. Il vit à Copenhague de bourses reçues pour ses travaux reconnus d’historien et ne vient en Islande que pour des réunions comme celles de l’Alþingi qu’il préside à partir de 1849 et presque sans interruption jusqu’en 1877, soit 29 traversées. Il ne sera jamais arrêté, et d’ailleurs récuse toute action violente, lui préférant une impressionnante correspondance ou des articles dans la revue Ný Félagsrit qu’il fonde avec des amis. Enfin et surtout, Jón a beaucoup lu les économistes libéraux, notamment Adam Smith et Jean-Baptiste Say. Il est convaincu que l’autonomie politique ne vaut qu’accompagnée de développement économique, c’est pourquoi il veillera à conduire les deux en parallèle.

Bríet

Avant dernière illustration : Bríet Bjarnhéðinsdóttir, qui incontestablement méritait une place dans le chapitre « Gender Equality », que Egill consacre presqu’exclusivement à Vigdís Finnbogadóttir, première présidente élue au suffrage universel. Destin exceptionnel que celui de Bríet (1856-1940) : née dans une ferme du nord de l’île et ainée de six enfants dont elle doit s’occuper après le décès de sa mère, elle ne peut quitter la maison familiale qu’à 24 ans. Pourtant elle connaît suffisamment son monde pour avoir publié dès l’âge de 16 ans un article sur la condition féminine. Á Reykjavík, elle fonde en 1894 un mouvement féministe et Kvennablað (journal des femmes) que l’on peut considérer comme le premier journal féminin islandais. Elle voyage dans le monde entier où elle sait se faire reconnaître comme l’une des animatrices du mouvement international pour les droits des femmes, en particulier celui de voter et d’être élues. Celui-ci est reconnu dès 1882 pour les élections locales, non sans restrictions, mais seulement en 1913 pour les élections à l’Alþingi, En 1908, Bríet est élue au Conseil Municipal de Reykjavík à la tête d’une liste de femmes, mais échoue de peu à l’élection législative de 1920. Elle sera conseillère municipale de 1908 à 1912 puis de 1914 à 1920.

la Triade

Pour ce qui concerne Covid, il convient de rappeler que l’Islande a fait la course en tête depuis le début de la pandémie. Trois raisons principales, largement développées dans plusieurs articles de ce blog : préparation très en amont, tests systématiques, et surtout mise en place d’une « Triade » non politique associant sécurité publique et autorité médicale qui a su gagner la confiance de la population.

Île peu peuplée, l’Islande est certes particulière, et ce qui y a été réussi n’est pas forcément applicable ailleurs. Mais traiter ces exemples par le mépris, comme je l’ai souvent entendu, témoigne surtout de l’absence de cette curiosité pour les autres qui à l’inverse caractérise les Islandais.

Comment l’Islande a changé le monde – 1/2

À cette question, qui à juste titre taraude le monde, le journaliste Egill Bjarnason apporte de passionnantes réponses dans son livre « How Iceland Changed The World » (Penguin Books). Il nous donne quelques clés dès son introduction :

A première vue il peut paraitre présomptueux de considérer l’Islande comme un joueur-clé sur la scène mondiale. Après tout l’Islande n’a jamais eu d’armée, n’a jamais tiré sur un autre pays, n’a jamais eu de litige frontalier avec ses voisins. N’a jamais prétendu être une puissance hégémonique d’aucune sorte. Alors comment expliquer son emprunte tout au long de l’histoire de l’Occident ?  Sans les Islandais, personne n’aurait connu la mythologie nordique, et l’histoire des rois nordiques du Moyen Age (Snorri Surluson). Sans l’Islande le monde de l’Angleterre à l’Égypte n’aurait pas connu une famine majeure, qui elle-même a produit un climat politique aboutissant à la Révolution Française (éruption des Skaftáreldar appelés ici Laki). Neil Armstrong n’aurait jamais pu se préparer à fouler la lune. (…) Le monde aurait dû attendre encore longtemps avant d’avoir une femme élue chef d’État. Et l’Atlantique Nord serait tombé sous la coupe des Nazis et non des Alliés lors de la seconde Guerre Mondiale, avec toutes ses conséquences.

Árni

En bon Islandais, Egill privilégie volontiers le plaisir de l’anecdote à la rigueur de l’Histoire. Mais quel palmarès !  En plus des faits cités dans son introduction il consacre des pages méritées à Árni Magnússon et son inventaire des ressources de l’île (1703), le premier du genre en Europe ; à Jörgen Jörgensen, Danois autoproclamé « Protecteur de l’île » (1809) et dont l’aventure rocambolesque est comme un premier pas vers l’indépendance de l’île ; à Thor Jensen, autre Danois,  qui va largement contribuer au développement commercial de l’île (voir mon article de blog à son propos), et dont les enfants, Ólafur, comme Premier Ministre, et Thor, comme premier représentant de l’île aux États-Unis, seront parmi les principaux acteurs de son émergence sur la scène politique. Y manque – est-ce volontaire ? – la seule guerre que l’Islande a engagée, et gagnée, contre les chalutiers écossais, pour défendre sa Zone Exclusive de Pêche, portée unilatéralement à 200 milles marins.

Guðriður et Snorri, d’après Ásmundur Sveinsson

On doit convenir que certains épisodes, tels l’éruption des Skaftaáeldar ou l’invasion britannique du 10 mai 1940, ont été plus subis que voulus. Voulue la découverte de l’Amérique par Leifur Eiríksson ? Egill lui consacre ses premières pages, mais insiste surtout sur le rôle de cette femme extraordinaire qu’a été Guðriður Þorbjarnardóttir, mère de Snorri, premier Européen né en terre américaine. Plusieurs années plus tard Snorri accueillera dans sa ferme de Glaumbær sa mère, devenue nonne après un voyage à Rome.

En tête de son chapitre Egill cite Oscar Wilde : « les Islandais sont la plus intelligente race sur terre, car ils ont découvert l’Amérique mais n’en ont rien dit ». Et c’est peut-être par tout ce qu’ils ont fait mais n’ont rien dit (y compris Egill) que les Islandais, à défaut de marquer l’histoire, ont fait preuve de la plus grande originalité. J’y reviendrai en un second épisode.