Voici ma chronique de novembre, où il est évidemment question de négociations sociales, et ce n’est pas fini ! Et d’un pull (lopapeysa !) bien chaud envoyé personnellement au président Zelensky, mais qu’il ne portait pas lors de sa rencontre avec Þórdís Kolbrún.
Je vous en souhaite bonne lecture et de joyeuses fêtes de Noël.
En cette fin d’année se déroule un exercice le plus souvent triennal sur lequel repose l’essentiel de la vie socio-économique, et aussi politique, de l’île : la renégociation de 350 accords collectifs, dans lesquels seront abordés, non seulement les rémunérations, mais aussi le temps de travail et les congés, les droits à formation, et tous autres sujets concernant la vie professionnelle des 92.2% de salariés adhérant à un syndicat. Et à cette occasion le gouvernement, lui-même employeur, sera souvent invité à des accommodements, souvent fiscaux, mais aussi législatifs, permettant de conclure. Sur le détail des interlocuteurs, je renvoie à ma chronique de septembre 2022, mise en ligne sur ce blog.
Ce que je veux montrer ici est que le sens du compromis est au cœur même du développement de l’île depuis le début de sa colonisation en 874 (date officielle). La plus parfaite illustration est l’adoption du christianisme en 999.
Retour en arrière : beaucoup des colons venus en Islande sont chrétiens, notamment lorsqu’ils viennent d’Irlande christianisée dès le Vème siècle. Mais leur foi est si mêlée que cela ne semble pas avoir tant d’importance, au point que leurs enfants reviennent le plus souvent au culte païen. Pourtant, vers 995, sensible aux pressions des rois de Norvège, une majorité de goðar (membres de l’Alþingi)croit qu’il est temps d’accepter une religion qui est celle de la plupart de leurs partenaires commerciaux en Europe. Mais d’autres refusent absolument de rompre avec les pratiques traditionnelles. Des menaces de sécession apparaissent. Il est finalement convenu de s’en remettre à l’arbitrage de Þorgeir Ljósvetningagoði Þorkelsson, lui-même païen mais connu pour sa modération, et qui cette année là préside l’assemblée. Ils promettent d’accepter sa décision quelle qu’elle soit ! Þorgeir se retire une journée et une nuit sous sa tente, et le matin suivant invite les hommes présents à se rassembler autour du Lögberg. Ari Fróði, dans son magnifique Íslendingabók nous rapporte la scène :
Quand il fut arrivé, il commença son discours et dit qu’il lui semblait que la situation de chacun deviendrait impossible si tous ne partageaient pas la même loi dans le pays, et expliqua de diverses manières que l’on ne pouvait permettre à ceci d’arriver (…). Et maintenant je vais vous dire ce que cela me suggère, dit-il, que nous non plus ne devons pas accepter de prendre la voie de la plus grande opposition et devons rechercher un compromis par lequel chacun trouvera son avantage dans une certaine mesure, et nous aurons une seule loi et les mêmes pratiques. Il doit être clair que si nous déchirons la loi en deux nous déchirons aussi notre paix.
Le choix d’une religion par une décision de l’Alþingi tel que le rapporte Ari est considéré comme véridique. Bien sûr, l’annonce faite par Þorgeir Þorkelsson a dû être précédée de nombreuses tractations, ainsi qu’en témoignent certains compromis, notamment sur le maintien de pratiques païennes. On peut croire aussi que les menaces du roi de Norvège ont eu un effet. Quoiqu’il en soit, le magnifique discours de Þorkell est souvent considéré comme le véritable acte fondateur de la communauté islandaise, près de 140 ans après le début de la colonisation.[1]
L’Alþingi lui-même dont la première session a lieu en 930 illustre cette volonté de compromis. Ce n’est certes pas cette assemblée démocratique parfois décrite, mais ce que l’on comprend de son fonctionnement notamment travers les sagas laisse croire que les débats y étaient rudes tant pour définir les lois que pour leur application. L’Alþingi était aussi la cour suprême de justice, et, en l’absence de pouvoir exécutif, ses sentences devaient être appliquées par les justiciables eux-mêmes, au prix parfois de nouveaux compromis.
Une autre illustration est l’accession de l’Islande à l’indépendance, certainement une des plus belles pages de son histoire.
Engagée dans la première moitié du XIXème siècle, prenant vraiment forme en son milieu, la marche vers l’indépendance et la souveraineté de l’Islande ne s’achèvera vraiment que le 17 juin 1944, mais pas une seule goutte de sang ne sera versée. Un pas important est franchi en 1874 lorsque que le Roi Christian IX apporte aux Islandais une constitution en cadeau pour le millénaire de la colonisation, mais la date essentielle est le 1er décembre 1918 : par l’Acte d’Union l’Islande devient indépendante pour ses affaires intérieures ; par contre le Danemark assure la protection et la politique étrangère de l’île. Le Roi du Danemark est aussi Roi d’Islande. L’Acte d’Union sera dénoncé en 1940 lorsque le Danemark est envahi par l’armée allemande puis révoqué officiellement par référendum en mai 1944.
Accompagnant cette longue marche vers l‘indépendance, la libéralisation du commerce, arrachée au Danemark, permet à l’Islande de développer son économie et d’équiper son territoire, mais elle reste encore très vulnérable au point qu’une violente crise pousse un grand nombre d’Islandais vers l’émigration. Pourtant, même si sa population n’est que de 78000 habitants en 1900, elle parvient à se doter progressivement des institutions politiques et administratives d’un pays indépendant. Là est l’originalité de la lutte des Islandais pour leur indépendance : avoir compris que celle-ci ne valait que si l’île s’y préparait, qu’il s’agisse de ses institutions, de ses infrastructures ou de son développement économique. Le porteur de cette stratégie est Jón Sigurðsson (17 juin 1811-23 janvier 1880) héros national, dans lequel aujourd’hui encore beaucoup d’Islandais aiment à se reconnaître.
Jón n’a rien des révolutionnaires connus ailleurs au XIXème siècle : il vit à Copenhague de bourses reçues pour ses travaux reconnus d’historien, et ne viendra en Islande que pour des réunions comme celles de l’Alþingi. Il ne sera jamais arrêté, et d’ailleurs récuse toute action violente, lui préférant une impressionnante correspondance ou des articles dans la revue Ný Félagsrit qu’il fonde avec des amis. Surtout : Jón a beaucoup lu les économistes libéraux, notamment Adam Smith et Jean-Baptiste Say ; il est convaincu que l’autonomie politique ne vaut qu’accompagnée de liberté économique. C’est pourquoi il est plus perçu comme un militant des droits de l’homme et du libéralisme économique que comme un libérateur nationaliste, différent en cela d’Islandais plus radicaux, qui pourtant accepteront son autorité. Il meurt le 7 décembre 1879, soit cinq ans après la promulgation de la constitution de 1874.
Le besoin en associations de salariés apparaît dès la fin du XIXème siècle, très tôt si l’on considère que le développement industriel de l’île est encore balbutiant. Le premier syndicat fondé en Islande, en 1887, est un syndicat d’ouvriers imprimeurs. Mais c’est lorsque les armateurs se regroupent qu’apparaît vraiment à partir de 1894 le syndicalisme ouvrier : ce sont les « Bárufélög », du nom de la première association créée : « báran » (la vague) ; syndicats de marins, plus associations spirituelles influencées par les ligues de tempérance que syndicats « de combat ». En 1906 est fondée la première association d’ouvriers non qualifiés « Dagsbrún ». En 1916, sept organisations, dont celles citée plus haut se fédèrent dans l’ASÍ (Alþýðsamband Íslands – Fédération islandaise du peuple). Dès le départ ses fondateurs pensent à l’action politique : le même jour est fondé le Parti du Peuple (Alþýðuflokkur) ; il faudra attendre vingt-quatre ans pour que le parti et la fédération syndicale soient clairement séparés.
Lors de la crise financière de 2008, son président est Gylfi Arnbjörnsson, aussi membre de l’Alliance Social-démocrate au pouvoir depuis le début de 2009. C’est à lui que l’on doit le Pacte de Stabilité signé pour 3 ans avec la fédération des Employeurs le 25 juin 2009 après 6 mois de négociations, et qui s’avérera essentiel dans le dispositif de reconstruction de l’économie islandaise et de son tissu social. C’est une véritable « feuille de route » économique et sociale qui est proposée au gouvernement et que celui-ci va accepter. Les représentants des employeurs et des employés privés et publics ont su trouver des compromis sur de nombreux sujets, tels les salaires, quasi gelés, l’indemnisation du chômage, l’ampleur des augmentations d’impôts, la mise en œuvre de projets générateurs d’emplois, le soutien aux collectivités territoriales, le développement de la formation continue, etc., l’ensemble étant assorti d’indicateurs de « sortie de route ». C’est ainsi que les Islandais subiront une chute de pouvoir d’achat d’environ 30% en moyenne sans un seul jour de grève !
En octobre 2018, Gylfi ne se représente pas et est remplacé par Drífa Snædal. Un accord équivalent, mais de bien moindre envergue est signé en 2020 par les mêmes organisations pour faire face à la crise du covid. Mais entre temps de nouveaux acteurs viennent d’entrer sur scène, qui ont pris la direction d’organisations représentant des catégories socio-professionnelles (employés du commerce, personnels de ménage dans les écoles, les hôtels…, en majorité féminins et d’origine étrangère) de plus en plus nombreuses mais oubliées jusqu’alors. S’il est vrai que leurs revendications sont souvent légitimes, la méthode pour obtenir gain de cause semble s’éloigner beaucoup de la volonté de compromis évoquée plus haut, et choque beaucoup d’Islandais. Ainsi tentent-ils de prendre le pouvoir dans l’ASÍ. N’y parvenant pas bien qu’ils représentent près de 2/3 de salariés de l’île ils décident de négocier seuls, hors de l’ASÍ[2]. Est-ce la mort de celle-ci et du sens du compromis en Islande ? Ou n’est-ce qu’une posture de négociation comme l’Islande du compromis en a tant connues ? Les négociations en cours répondront à la question, essentielle pour la vie de l’île.
[1] Pour plus de précisions je me permets de renvoyer à l’ « Histoire de l’Islande » (Tallandier – 2018) que Æsa Sigurjónsdóttir et moi-même avons rédigée
[2] Sur les détails voir mes chroniques des derniers mois