Islande / France, mêmes grèves ?

En cette mi-février, l’Islande et la France traversent des moments sociaux très agités, apparemment différents quant à la méthode et aux objectifs, et pourtant…

En France les manifestations à répétitions, et dont l’importance ne faiblit pas, visent à faire plier le président et son gouvernement sur un projet de réforme du système de retraite vite réduit à l’âge de départ : 64 ans.

En Islande Sólveig Anna Jónsdóttir, présidente du syndicat Efling (30000 adhérents, le deuxième en nombre), vient d’obtenir des tribunaux les coudées franches pour lancer certains de ses adhérents dans un mouvement de grève. Ce que manifestement elle voulait depuis le début des négociations…

J’ai décrit les enjeux (350 accords !) de celles-ci et les forces en présence dans ma chronique de septembre 2022, en ligne sur ce blog ; puis, ici, la signature en décembre, et pour un an, des principaux accords concernant le secteur privé, avec dans la plupart des cas l’intervention d’Aðalsteinn Leifsson, Médiateur National. Sauf Efling, pourtant membre le plus important de la confédération SGS, elle-même signataire. Sólveig Anna n’aurait pas été informée… Peu vraisemblable, et vite démenti par Vilhjálmur Birgisson, président de SGS.

Aðalsteinn et Sólveig Anna,

Tous les signataires des accords se trouvent ainsi mis en porte à faux, ce qui ne peut déplaire à Sólveig Anna… Pour que la grève soit légale elle doit être approuvée par 50% des votants lors d’un scrutin rassemblant au moins 20% des inscrits au syndicat. Il est peu probable que la direction de Efling y parvienne, c’est pourquoi elle organise des consultations limitées aux lieux de travail où elle est sûre de l’emporter : soit les grands hôtels de Reykjavík avant d’autres catégories, notamment les conducteurs de camions citernes pour le pétrole. Dans le même temps, afin de sortir de l’impasse, le médiateur décide un coup de force : il va faire voter les adhérents de Efling sur l’accord signé en décembre avec SGS. Mais pour cela Efling doit lui communiquer la liste des inscrits, ce qu’elle refuse.

S’engage alors une intense bataille devant les tribunaux : les employeurs de SA contestent la légalité d’une grève qui n’implique pas l’ensemble des adhérents d’un syndicat, et le médiateur s’estime en droit de demander une liste nécessaire à une consultation qu’il aurait le pouvoir d’organiser.

Sólveig Anna gagne sur les deux fronts. Mieux : elle humilie Aðalsteinn. Celui-ci en tire la leçon et demande au Ministre des Affaires Sociales à être déchargé de cette médiation. Il est immédiatement remplacé par Ástráður Haraldsson, juge au tribunal de Reykjavík. Aðalsteinn restera-t-il en fonction ?  Il se trouve maintenant dans une situation très délicate pour intervenir dans les nombreuses négociations à venir, qui concernent surtout le secteur public. Tout en restant en retrait, les responsables syndicaux concernés ont en effet très peu apprécié la démarche du médiateur, estimant qu’il avait outrepassé ses pouvoirs, même s’il y a eu des précédents. Le gouvernement se tient lui aussi en retrait, officiellement. Tout juste Katrin Jakobsdóttir, Première Ministre, accepte-t-elle de recevoir une délégation de Efling lorsque celle-ci frappe à sa porte. « J’ai écouté ! »  dit-elle.

« velkomin ! »

Mais que veulent Efling, et plus précisément Sólveig Anna ?  Le cahier de revendications n’est pas public tant que la négociation est en cours, mais la lecture des panneaux brandis dans les manifestations montre que l’objectif principal est la reconnaissance de personnels de l’ombre, exécutants de tâches peu valorisantes et pourtant essentielles, féminins et/ou étrangers, évidemment sous-payés. Et il est vrai que le syndicalisme islandais s’est construit sur des activités industrielles souvent proches de l’artisanat et a longtemps ignoré les activités de service alors que le commerce est la principale activité sur l’île.

De plus Sólveig Anna, ancienne présidente de ATTAC Islande, s’inscrit, comme doit en témoigner le port de gilets jaunes, dans une logique quasi révolutionnaire, où l’on fait peu de cas de la négociation : « la leçon des semaines passées est que les travailleurs n’obtiendront aucun résultat de négociations où des dirigeants s’enferment dans des salles avec les représentants du patronat et en gardent les clés.»  Et encore moins d’une médiation extérieure qui viendrait dicter sa loi aux travailleurs. Ce qui met en question le modèle social sur lequel s’est construite l’histoire islandaise (voir cet article).

Sólveig Anna et ses grévistes

Et il y a Sólveig Anna elle-même, dans une démarche qui, quoi qu’elle en dise, est aussi personnelle. Chacun sait au sein de Efling qu’aucun désaccord avec la présidente n’est recevable. Elle le dit elle-même : « nous sommes là pour servir les intérêts de nos adhérents, les salariés du syndicat qui ne sont pas d’accord avec sa présidente peuvent aller ailleurs ! » et, pour faire bonne mesure, elle les licencie tous pour ne réembaucher que les fidèles (voir ici). Pourtant les oppositions internes réapparaissent très vite ! 

Voici donc deux « premiers de cordée » qui, en France et en Islande, ont le même souci dans ces grèves : restaurer une autorité contestée à cause de comportements trop autoritaires…