Chronique islandaise – juin 2023

Bonjour,

Juin a été un mois d’événements intéressants : parti de l’Indépendance se considérant comme encore propriétaire d’un gouvernement au bord de l’implosion, confirmation que la vente d’Íslandsbanki a fait l’objet de manipulations peu légales, suspension brutale de la chasse à la baleine, l’Islande toujours au sommet du Gender Gap Index…  Je vous en souhaite bonne lecture, et reste preneur de commentaires.

Bonnes vacances à tous,

Michel

Politique islandaise : à quoi ça sert !

« Jón a suivi le programme du parti, je vais suivre le programme du parti ».

Voici ce qu’annonce fièrement Guðrún Hafsteinsdóttir, nouvelle ministre de l’intérieur nommée le 18 juin en remplacement de Jón Gunnarsson. Et les naïfs, comme l’auteur de ces lignes, ne peuvent pas ne pas poser la question :  alors à quoi ça sert ? 

Car, sans y prendre garde, Guðrún illustre parfaitement la vie politique islandaise, telle que la pratique notamment le parti de l’Indépendance :

transfert de propriété
  • Ce changement à mi-mandat résulte d’un engagement préélectoral pris par la direction du parti pour s’assurer les bonnes grâces des militants « indépendantistes » de la circonscription électorale du Sud, dont Guðrún, par ailleurs dirigeante de l‘entreprise familiale, est la cheffe de file,
  • Où l’on a vu Bjarni Benediktsson, président du parti, et Jón Gunnarsson faire tout leur possible pour oublier cet engagement, et Guðrún le rappeler bruyamment,
  • Selon ses mots Guðrún suivra le programme du parti, notamment en matière d’immigration, et semble totalement ignorer l’accord de gouvernement dont la gestation a pourtant fait l’objet de nombreuses négociations,
  • Katrín Jakobsdóttir, Première Ministre, ne dit rien de ce changement intervenu dans « son » le gouvernement, qu’elle a, c’est vrai, approuvé en son temps. Elle ne dit rien non plus de choix politiques bien éloignés de ceux que prétend porter son parti,
  • Seul élément positif : la restauration de la parité au sein du gouvernement. Ce que constate Guðrún  : Jón est un homme, je suis une femme !

Tout se passe comme si le parti de l’Indépendance se sentait encore propriétaire de la vie politique islandaise et du gouvernement, et tenait à le faire savoir !

De quoi alimenter le soutien à Kristrún et à l’Alliance social-démocrate ?

Islande : des « pics » en politique (II)

Revenons à la question : Bjarni Benediktsson, président du parti de l’Indépendance, a-t-il raison de croire que le progrès de l’Alliance social-démocrate à 30% des intentions de vote n’est que l’un de ces feux de paille dont la vie politique islandaise est coutumière, et notamment l’Alliance ?  Ce qui reviendrait à dire que, au-delà de quelques foucades, les attentes des électeurs islandais n’ont pas changé, et que son propre parti gardera longtemps encore la place prépondérante qu’il occupe depuis sa création, voici près d’un siècle ? 

Hannes Hafstein (1861-1922) premier Ministre d’Islande basé à Reykjavík (1904-1909 puis 1912-1914)

Ce n’est qu’au milieu du XIXème siècle, après une longue période de misère, que les Islandais se réveillent à l’appel d’étudiants romantiques vivant à Copenhague, vite relayés à partir de 1850 par Jón Sigurðsson. La décision politique passe alors aux mains de visionnaires qui à l’instar d’économistes comme Jean-Baptiste Say ne dissocient pas économique et politique et mettent l’accent sur l’équipement de l’île en même temps que sur son indépendance. C’est le cas évidemment de Jón lui-même, mais aussi par exemple de Hannes Hafstein. A défaut de tels visionnaires le pouvoir est ensuite accaparé par des entrepreneurs, armateurs dont l’expression politique va être le parti de l’Indépendance (voir notamment mon article de blog sur Thor Jensen, et son fils Ólafur Thors), et paysans associés dans un très puissant mouvement coopératif  qui défendra ses intérêts à l’aide du Parti du Progrès.

Dans les premières décennies de l’après deuxième guerre mondiale, ces deux partis administrent l’île presque sans discontinuer pour le bien de ceux, personnes physiques ou morales, qu’ils représentent. En face d’eux une opposition de gauche essaie de s’organiser tant bien que mal, sans autre proposition alternative que s’opposer aux deux partis dominants. S’y ajoutent de profondes divisions sur la place de l’Islande dans le monde, et l’adhésion ou non de l’Islande à l’UE.

La crise financière de 2008, et ses casseroles, a les apparences d’une rupture, où les manifestants mettent en doute les motivations et les compétences de leurs dirigeants et demandent des réformes les associant plus étroitement aux décisions politiques, par le biais, notamment, d’une révision de la constitution. On sait ce qui est advenu de ce serpent de mer !  

Or, à bientôt 400000 plus 65000 immigrés, les Islandais semblent être à une période charnière de leur histoire. Ils sont comme vêtus d’un costume très élégant, qui semble-t-il, leur sied parfaitement. Mais un examen et une écoute attentifs montrent que de nombreuses coutures sont près de craquer, comme si commençait une mue plus ou moins bien acceptée et vécue par les intéressés. Beaucoup sentent qu’il est temps d’adopter un costume plus grand, d’autres hésitent ou s’y refusent, comme s’ils avaient peur de grandir et perdre leur identité.

Et à cet égard le gouvernement actuel, après avoir très bien géré la pandémie, et malgré quelques mesures sociales le plus souvent imposées par les syndicats, ne parvient plus à cacher ce qu’il est : une tentative de conservation du pouvoir par les partis traditionnels. Sur l’autel duquel, pour des raisons peu claires, Katrín Jakobsdóttir accepte de sacrifier son propre parti et sa popularité.

Alors les Islandais restent à la recherche de l’offre politique qui leur permettrait de réaliser plusieurs objectifs difficiles à concilier : respect des spécificités de leur identité communautaire, notamment la proximité et la solidarité, malgré l’accroissement de leur nombre et de leurs diversités, écoute par leurs dirigeants et participation aux grandes décisions, et confiance en ceux qui leur proposeraient des voies nouvelles. Bref un nouveau projet collectif donnant du sens à la communauté ; mais pour y parvenir, une réflexion approfondie sur les institutions paraît indispensable.

L’Alliance Social-démocrate de Kristrún saura-t-elle répondre à ces attentes ?  Un gros travail semble en cours pour renouveler profondément l’offre politique de l’Alliance – qui pourrait peut-être changer de nom ? – . Sa première manifestation a beaucoup surpris : report à des jours plus propices de l’adhésion à l’UE, seule ligne connue jusqu’à présent du programme de ce parti. De plus la demande d’arrêt de la privatisation de l’Íslandsbanki montre une volonté d’intervention plus forte de l’État dans les choix économiques. Par contre elle n’a encore rien dit de la réforme constitutionnelle dont voici 10 ans l’Alliance a été le principal soutien politique.

Trouvera-t-elle des alliés ?  Les Pirates ont un programme et une présence très proches de celle voulue par Kristrún. Leur principal handicap est dans leurs statuts : pas de président(e), donc pas de leader(ère) identifiable, dans un pays où la personnalisation est très importante, et ce malgré des individualités de grande compétence sur chaque sujet. Et Redressement (Viðreisn) ?  À 10% son poids politique n’est pas négligeable et en ferait un appoint appréciable. Mais, malgré les efforts de Þorgerður Katrín Gunnarsdóttir, il n’est pas encore parvenu à faire oublier qu’il est une dissidence pro UE du parti de l’Indépendance et que ses principaux dirigeants en sont issus.

Autre hypothèse : que le parti de l’Indépendance fasse lui aussi peau neuve… En favorisant l’émergence de jeunes et de femmes, ou les deux, comme Þórdís Kolbrún Gylfadóttir, actuelle ministre des Affaires étrangères, Bjarni a semblé vouloir emprunter ce chemin, mais il est évident que les nombreux caciques du parti ne le laisseront pas poursuivre s’ils doivent y perdre leur confort.

Alors Kristrún, feu de paille ou non ?  Malgré la demande, confirmée par les sondages, et ses évidentes qualités, elle aura beaucoup à faire pour réformer un système dont les racines sont très profondes.

Islande : des « pics » en politique (I)

Un sondage de mai (voir ma chronique de mai) confirme la progression à 25.7% d’intentions de vote de l’Alliance Social-démocrate – et 30% le 8 juin -, alors que le parti de l’Indépendance, à l’instar des deux autres partis de la majorité, n’en finit pas de glisser, pour atteindre 18.7%, son plus bas niveau historique. Interrogé à ce propos, Bjarni Benediktsson, président de ce parti, éloigne le danger d’un grand revers de main : la vie politique islandaise, et notamment l’Alliance Social-démocrate, ont connu bon nombre de pics éphémères, avant de retomber très bas au bout de quelques mois voire semaines.

Le tableau ci-dessous confirme son affirmation. Encore ne reprend-il que les résultats électoraux ; les sondages ont parfois montré des pics jusque 40% avant de retomber à l’approche des élections.

%200720092013201620172021Sond.23
Parti de l’Indépendance37.024.027.029.025.224.418.7
Parti du Progrès12.015.024.012.010.717.310.2
Gauche Verte14.022.011.016.016.912.68.2
Alliance Soc. Démocrate27.030.013.06.012.112.625.7
Pirates  5.015.09.28.611.4
Redressement   11.06.78.310.6
Parti du Centre    10.95.56.0
Parti du Peuple    6.98.94.4
Socialistes     4.14.9

Et il est vrai que le parcours de l’Alliance Social-démocrate est particulièrement illustratif. De 27% en 2007, la voici propulsée en 2009 à 30.0% par la grâce de la crise financière de 2008. Puis elle chute brutalement à 13.0%, où les électeurs ne lui savent pas gré d’une sortie de crise plus rapide que prévu, et frise l’élimination à 6% avant de repasser au-dessus de 10%. Son alliée de 2009, la Gauche Verte, connait le même mouvement, de 14 à 22 puis 11%, puis se redresse grâce à la popularité personnelle de Katrín Jakobsdóttir, devenue présidente du parti en février 2013.

En fin novembre 2012 Birgitta Jónsdóttir co-fonde en Islande une branche du mouvement Pirates, qui prône une autre manière de conduire l’action politique. Surprise : le mouvement passe le seuil éliminatoire de 5% et obtient trois députés aux élections de mai 2013. Grâce à l’action de ces derniers à l’Alþingi, notamment Helgi Hrafn Gunnarsson, les sondages s’envolent pour atteindre 40% d’intentions de vote (voir chronique de mars 2015). Trop vite :  ne pouvant cacher leurs désaccords Birgitta et Helgi Hrafn sont sanctionnés : bien que ni l’un ni l’autre ne se représente, leur parti revient à 15%, puis moins de 10%.

Autre cas, celui du parti du Progrès, le voici qui, sous la présidence de Sigmundur Davíð Gunnlaugsson, monte de 15 à 24% (2013) pour retomber à 12% lorsque Sigmundur Davíð doit quitter le parti pour cause d’exposition trop publique aux Panama Papers, et fonder le parti du Centre, bien nommé puisque son modèle est D. Trump. Et je n’évoque pas ici les partis mort-nés pendant cette période, tels Avenir Radieux ou le Mouvement des Citoyens, ou moribonds comme le parti des Socialistes.

Alors que se passe-t-il ?  Bjarni a-t-il raison de ne pas croire en l’avenir du succès de l’Alliance Social-démocrate ?

Mettons à part le parti du Progrès, plus ancien parti islandais, très (trop ?) souvent associé au parti de l’Indépendance. Il est à la dérive en 2009 lorsque Sigmundur Davíð prend à la hussarde un mouvement dont il n’est membre que depuis quelques semaines. Il y soutient une opposition frontale à tout accord sur l’indemnisation des clients étrangers de l’agence bancaire Icesave et est porté au pinacle lorsque que la Haute Cour de Justice de l’AELE donne raison à l’Islande. Son parti obtient 24% aux élections suivantes, et conduit Sigmundur Davíð  au poste de Premier Ministre, avant de retomber à 12% en 2016 et  10.7% en 2017. Pendant quelque temps, le parti du Progrès est dépassé par celui  du Centre créé par Sigmundur Davíð, puis il reprend une partie de ses électeurs, déçus par les dérives trumpistes de leur ancien président.

Les autres pics peuvent être associés à l’apparition d’une personnalité, toujours une femme, peu connue du public. La moins inconnue est Jóhanna lorsque fin janvier 2009 elle prend la tête du gouvernement intérimaire nommé le 1er février 2009. Elle est députée depuis 1979 et a été plusieurs fois ministre des Affaires Sociales, notamment dans le gouvernement de Geir Haarde en fonction lors de la crise. L’enthousiasme retombe vite et les élections d’avril 2009 ne sont pas aussi bien gagnées que prévu. C’est que la tâche est rude pour un gouvernement qui doit faire face aux conséquences économiques et sociales de la crise de 2008. De plus Jóhanna s’obstine à vouloir mettre en œuvre ce qui est en tête du programme de son parti : l’adhésion à l’UE, et ce malgré les réticences affichées de son alliée : la Gauche Verte.

Birgitta Jónsdóttir n’est pas non plus inconnue. En même temps que poète, elle est une militante engagée dans plusieurs causes, nouvelles formes d’expression artistique et liberté de la presse, où elle est un temps associée à Wikileaks et Edward Snowden, jusqu’à ce qu’elle participe à la création des Pirates. Mais l’envolée de ces derniers ne résiste pas à son activisme échevelé, contraire à la volonté d’écoute des électeurs qui se veut l’originalité du mouvement.

La carrière de Katrín diffère : engagée en politique durant ses études, elle est élue à l’Alþingi (Gauche Verte) en 2007, dès l’âge de 31 ans, et devient ministre en 2009. Dès lors et jusqu’au début de 2023, son charisme personnel fait d’elle la personnalité politique la plus appréciée de l’île, souvent en décalage avec les résultats électoraux du parti qu’elle préside, surtout après 6 ans de conduite d’un gouvernement qui comprend des personnalités très conservatrices.

Elle se fait prendre la tête des opinions favorables par Krístrún, dont l’ascension est celle d’une fusée. Âgée de 35 ans, diplômée en économie des universités de Boston et Yale et ayant travaillé dans le secteur bancaire en même temps que journaliste économique, elle est élue 2021 à l’Aþingi et prend l’année suivante, sans opposition, la présidence de son parti.

Alors, que répondons nous à Bjarni ?  Krístrún et l’Alliance, feu de paille ou vague de fonds ?

J’apporterai ma réponse, après réflexion, la semaine prochaine. Et les vôtres ?

La victoire de Freyja

J’ai écrit en octobre 2019 un article de blog à propos de Freyja Haraldsdóttir (les combats de Freyja) qui est pour moi une grande leçon de vie.

En bref, Freyja est, en conséquence d’une forme sévère de la maladie des Os de Verre, très lourdement handicapée, soit  une grosse tête et deux bras atrophiés posés sur une planche. Mais aussi un parcours exceptionnel : master en études du genre, membre de la Commission constitutionnelle en charge de revoir la loi fondamentale islandaise, députée suppléante, professeure. Et engagée dans tous les combats contre les discriminations, pas seulement comme elle le souligne celles dont les personnes handicapées sont couramment victimes.

Mon article évoquait surtout sa volonté d’accueillir un enfant et les obstacles rencontrés depuis 2014 pour en avoir le droit. Car le sujet n’est pas simple : peut-on autoriser une personne aussi lourdement handicapée à prendre la charge d’un enfant ?  Ce dernier ne risque-t-il pas d’être la victime d’une démarche égocentrée ?  Ces questions, les tribunaux islandais se les sont posées, d’abord pour autoriser Freyja à suivre la formation à la parentalité, obligatoire, puis pour l’autoriser à prendre la charge d’un enfant. Et les réponses ont été différentes selon les instances, tant le sujet est sensible, ce qui a conduit Freyja et ses ami(e)s à un combat de sept années devant plusieurs niveaux de juridiction. Pour qu’enfin elle obtienne gain de cause : elle pourrait être « famille d’accueil » (fósturforeldri). Et qu’à la fin de l’été 2021 lui soit proposée la garde de Steve, adolescent ghanéen de 15 ans, arrivé en Islande comme jeune enfant réfugié, déjà passé par plusieurs structures d’accueil.

L’expérience de Freyja est l’objet d’un entretien paru dans le journal Vísir le 10 mai :

Premiers contacts ?

« Ils ont été pour moi à la fois merveilleux et inquiétants. Cela a été plus difficile pour lui. C’est toujours un choc, et difficile de revoir ses habitudes en changeant de domicile, de famille, d’école et d’environnement. Il n’est pas facile de se mettre à sa place mais il s’est bien très bien comporté. Il était prêt à venir. Il s’est aussitôt habitué à moi. (…)

 J’ai l’expérience d’appartenir à un groupe marginal, de devoir dépasser les préjugés, de dépendre de mon entourage, d’être souvent impuissante. Ce sont des sensations qu’il a dû vivre à sa façon. Malgré les différences, cela m’aide beaucoup de comprendre d’où il vient et pourquoi il se comporte de telle ou telle façon. Ainsi pouvons-nous construire des ponts entre nous. C’est quelque chose que je ne connaitrais pas si je n’étais pas handicapée. Nous échangeons souvent à ce propos.

As-tu envie de l’adopter ?

Ce n’est peut-être pas une question pour moi. Il a sa mère, des frères et sœurs, et en Islande l’adoption contraint à rompre les liens légaux avec la famille biologique. Les enfants accueillis viennent d’autres familles, et ce n’est pas évident de reprendre leur éducation ; c’est déjà une grande responsabilité.»

… dit Freyja, heureuse de penser à quelqu’un d’autre qu’elle même !

Où elle confirme que pour les personnes en grande difficulté il n’est pas de plus grande satisfaction et donc de source de progrès que d’aider les autres.