Islande : « Guð blessi Ísland », que reste-t-il après 15 ans?

Ce 6 octobre 2008, alors que son île est proche de la faillite, Geir Haarde, Premier Ministre, intervient à la télévision pour une allocution que l’on sent préparée avec soin, et qui se veut à la fois grave et optimiste. Il conclut : « Il est important que nous sachions faire preuve de calme et de sang-froid dans les jours difficiles qui nous attendent, que nous ne laissions pas désespérer, et que nous nous soutenions les uns les autres par nos conseils et nos actes. De la sorte, avec comme armes notre optimisme, notre altruisme, notre solidarité, nous saurons résister à la tempête. Dieu bénisse l’Islande »

Ce qui ressemble à un abandon dans les mains de Dieu sera beaucoup critiqué, surtout à l’étranger où la presse, notamment française, n’a pas de mots assez durs pour moquer les Islandais et ce château de sable dont ils étaient si fiers.

Que s’est-il passé ?  Je joins les deux premières pages de ma chronique d’octobre 2018 où sont décrites la crise et les mesures prises immédiatement par le gouvernement de Geir (Parti de l’Indépendance vainqueur de récentes élections législatives et Alliance Social-démocrate). En bref : les faillites des trois principales banques, le « dévissage » de la couronne de 85 Ikr pour 1€ en octobre 2007 à plus de 180 un an plus tard. Et pour y faire face la création de trois banques de détail accotées à celles qui viennent de faire faillite, la mise en place d’un contrôle des changes drastique, un taux de base bancaire porté à 18%. Plus tard d’autres mesures compléteront l’ensemble, dont un prêt consenti par le FMI du bout des lèvres.

Geir ne s’est donc pas contenté d’en appeler à Dieu. Début décembre, lorsque débute la longue période de Noël, il peut légitimement croire que le bateau flotte à niveau. Et que va cesser le bruit des « casseroles » !   Car en face de l’Alþingi, sur l’Austurvellir place de toutes les manifestations, des manifestants se retrouvent chaque samedi, toujours plus nombreux, toujours plus revendicatifs. Se rassemblent d’abord des membres de cette « génération Hollywood », selon l’appellation locale, qui ne peuvent plus rembourser les emprunts en yens ou francs suisses contractés pour agrandir leur maison ou acheter un plus gros 4*4. Puis d’autres personnes les rejoignent, directement affectées par la crise (le taux de chômage passe de 3 à 10% en quelques semaines, l’inflation bat son plein… ). De la revendication de démission de Davíð Oddsson, président de la Banque Centrale et ancien Premier Ministre, on passe à celle du gouvernement puis à une réforme des institutions permettant que le peuple soit enfin entendu autrement que par des casseroles.

Mais dès le début janvier 2009 les manifestations reprennent de plus belle, et fin janvier Geir doit jeter l’éponge. En attendant des élections programmées en avril un gouvernement provisoire est créé sous la direction de Jóhanna Sigurðardóttir, présidente de cette Alliance social-démocrate qui a su faite oublier sa présence dans le gouvernement de Geir. Elle est associée à la Gauche Verte de Steingrímur Sigfússon. Puisque ce gouvernement est minoritaire, un accord est passé avec le parti du Progrès, dont Sigmundur Davíð Gunnlaugsson vient de prendre la présidence « à la hussarde ». Celui-ci met deux conditions à sa neutralité : la mise sur pieds d’un programme de réduction des dettes et la création d’une assemblée constituante pour une révision de la constitution « par le peuple ».

Les élections ne devraient être qu’une formalité, mais Jóhanna met son allié dans l’embarras en annonçant qu’elle ne signera d’accord de gouvernement qu’avec un parti acceptant des négociations d’adhésion à l’UE. Or celle-ci, et l’adhésion à l’OTAN, sont précisément la principale raison de la scission de l’Alliance du Peuple en 2000 et la création des deux partis. Steingrímur s’en accommode sous réserve qu’un referendum ait lieu en fin de négociation, mais cette position ne fait pas l’unanimité autour de lui. Comme ne fait pas l’unanimité son choix, en tant que ministre des Finances, de ne revenir sur aucune des décisions du précédent gouvernement, y compris l’accord avec le FMI auquel il avait été farouchement hostile. Par contre il les complète d’un certain nombre de décisions facilitant leur accompagnement social. Mais le vrai facteur de réussite est ailleurs : dès janvier 2009, syndicats d’employeurs et d’employés s’engagent dans la recherche d’une réponse commune à la crise. L’accord ne sera signé qu’en juin, selon lequel les dispositions du précédent accord triennal seront reconduites – ce qui revient à un gel des salaires -, en échange notamment d’une indemnisation plus avantageuse du chômage, d’un accès facilité à la formation continue et de quelques aménagements fiscaux. Dès la fin de 2011, la sortie de crise est en vue, avec l’aide, il est vrai de touristes dont l’invasion commence.

15 après que reste-t-il ?

Les principaux « business vikings » ont été jugés, et le plus souvent condamnés, après des enquêtes longues et compliquées du fait de leur caractère international. Seul le plus riche d’entre eux en 2008, Björgólfur Thor Björgolfsson, a fait des excuses publiques et signé un accord avec ses créanciers pour le remboursement d’une dette estimée à 1200 milliards d’Ikr (deux fois le budget du pays !), soit 7.6 milliards d’€. Il resterait actionnaire de diverses entreprises telles que Actavis ou Verne Holding, mais ses gains iraient au remboursement de sa dette, ainsi que la vente de ses biens personnels. Et il est à nouveau l’Islandais le plus riche !

Björgholfur

Car pour lui et tous les autres « business vikings » c’est à nouveau « business as usual », comme, semble-t-il, pour tous les autres Islandais, très occupés à profiter d’une conjoncture très favorable, portée par le tourisme.

  • Les systèmes de contrôle des banques ont été rendus plus présents, mais l’actualité, par exemple la vente récente d’actions de la banque Íslandsbanki, montre que ces dispositifs ne résistent pas plus qu’avant à la porosité entre les dirigeants économiques et politiques, notamment le parti de l’Indépendance,
  • La réforme constitutionnelle, inscrite dans le programme de gouvernement à la demande de Sigmundur Davíð Gunnlaugsson et dont il s’est rapidement désintéressé même lorsqu’il est devenu  Premier Ministre (mai 2013-avril 2016)[1], a été mise tardivement sur les rails, mais les excellents résultats de son travail, bien qu’approuvés par referendum le 20 octobre 2012 (voir ici), sont à ce jour restés lettre morte[2],
  • Quant à la négociation d’adhésion à l’UE, elle est entamée puis abandonnée tant les désaccords au sein du gouvernement sont criants. De fait ils vont conduire à une exceptionnelle déroute électorale en avril 2013. Les deux partis tombent de 34 à 16 sièges à l’Alþingi, bien mal récompensés d’une sortie de crise certes douloureuse mais bien plus rapide que prévu. Le quotidien norvégien Aftenposten résume cruellement ce résultat : « les Islandais donnent une seconde chance aux partis qui les ont conduits à la faillite ».

C’est vrai. Mais ces partis, parti de l’Indépendance et parti du Progrès, aux commandes depuis l’entre deux guerres, n’évitent pas une perte d’influence, érosion lente pour le premier, aujourd’hui à moins de 20% des intentions de vote, soubresauts pour le second. En face, de nouveaux partis sont apparus, Pirates et Redressement, qui témoignent de nouvelles aspirations : séparation plus claire des pouvoirs politiques et économiques, plus grande participation des citoyens, telles que le projet de réforme constitutionnelle les prévoyait, reprise des négociations avec l’UE. De plus l’Alliance Social-démocrate, un temps proche de disparaître, est maintenant en tête des sondages (± 30%) sous l’impulsion de sa nouvelle présidente Kristrún Frostadóttir. Et sur cette île dont aujourd’hui un habitant sur cinq est né ailleurs, on ne doit pas ignorer les deux partis populistes : parti du Centre – en fait « trumpiste » -, créé par Sigmundur Davíð après avoir été chassé du parti du Progrès, et parti du Peuple, soit autour de 15% d’intentions de vote très peu favorables au développement de l’immigration.

Sigmundur Davíð

Quinze ans après une violente crise où les Islandais ont montré leur énorme capacité de résilience, les défis à venir sont d’importance, démographiques pour une meilleure répartition de la population sur l’île et gérer l’importance croissante de l’immigration, économiques pour résister aux délices du tourisme et passer de la valorisation de ses ressources naturelles à celle de ses ressources intellectuelles, internationaux en étant le plus possible présents au monde, culturels enfin pour être mieux reconnus tout en préservant une langue qui a tant donné au patrimoine littéraire mondial.

Peut-être les prochaines élections législatives montreront-elles qu’en se tournant vers de nouveaux partis les Islandais veulent ouvrir une nouvelle page de leur histoire par la construction d’un projet collectif répondant mieux à ces nouveaux défis tout en préservant cette caractéristique dont ils sont si fiers : « Á Íslandi skipta allir máli » (en Islande tout le monde compte), en islandais et non en anglais.


[1] … et a dû démissionner pour avoir été mentionné sur les Panama Papers

[2] Les referendums décidés par l’Alþingi sont « indicatifs ». Une des dispositions prévues par le texte proposé est de rendre ses résultats contraignants