Même si des comparaisons entre la France et l’Islande n’ont guère de sens, l’actualité m’a conduit à des réflexions sur les relations sociales telles qu’elles sont pratiquées dans les deux pays. En quelques lignes :
Début mars les fédérations d’employeurs et de salariés du privé signent un accord qualifié de Stöðuleikasamningur (Pacte de Stabilité). Il est le résultat de pourparlers engagés fin décembre et a l’ambition de couper le cercle vicieux dans lequel l’économie islandaise est empêtrée depuis deux à trois ans, où pour « refroidir » l’économie et juguler l’inflation la Banque Centrale doit augmenter régulièrement les taux d’intérêt (passés de 3.3 en juin 2021 à 9.50% aujourd’hui) ce qui a pour conséquence de réduire les capacités d’investissement des entreprises et d’accroître leur endettement ainsi que celui des ménages.
Puisque les accords en vigueur viennent à échéance, l’ensemble des partenaires sociaux semblent décidés dans les négociations à venir, non à s’adapter à l’inflation, mais à participer à son éradication. C’est ce que dit dès le 30 novembre Finnbjörn A. Hermannsson, président de l’ASÍ (ASÍ : Alþýðusamband Íslands – confédération des syndicats de salariés). Cette volonté est confirmée lors d’une rencontre préalable des principaux dirigeants syndicaux membres de l’ASÍ et de Sigríður Margrét Oddsdóttir, nouvelle directrice générale de SA (Samtök atvinnulífsins – organisations d’employeurs). Le communiqué final est clair :
« La fédération des organisations d’employeurs et la grande majorité des organisations de salariés et des collectivités territoriales ont décidé de travailler ensemble à la préparation d’un accord à long terme qui augmenterait la visibilité et la stabilité de la vie économique. Les signataires croient que l’un des principaux enjeux des négociations à venir est la réduction de l’inflation et des taux d’intérêt qui affectent durement tant les familles que les entreprises. »
À la sortie de la réunion Sigríður Margrét lance un nouvel appel : « Ensemble nous appelons les entreprises, l’état et les collectivités territoriales à soutenir la préparation d’un accord qui réduira l’inflation et donc les taux d’intérêt pour revenir à une gestion normale des prix, des salaires et des trésoreries d’entreprises. »
Il faudra trois mois de négociations presqu’ininterrompues, d’abord en face à face puis dans le bureau de Ástráður Haraldsson, Médiateur National, assorties de nombreux claquements de portes, pour parvenir à un accord pour le secteur privé, mais qui inspirera certainement celui qui doit être négocié pour les salariés du secteur publique. De plus, il engage fortement l’état et les collectivités territoriales, avec qui il a fallu conduire des négociations parallèles.
L’accord comprend deux grandes parties sur le contenu desquelles je reviendrai dans ma chronique :
- La progression des salaires, fixée à 3.25% au 1er février 2024, puis à 3.5% pour les années suivantes, avec une progression minimum de 23750 Ikr (160€). Des aménagements complémentaires sont apportés selon les métiers, et bien sûr des clauses de revoyure sont prévues selon l’évolution des prix,
- De nombreux allégements fiscaux pour réduire le poids de l’endettement, des services améliorés tels que la gratuité des repas scolaires ou la construction de nouveaux logements. Coût estimé à 80 milliards d’Ikr, soit 540 millions d’€, ou 3500€ par foyers.
C’est une vraie leçon de politique économique que donnent les partenaires sociaux : l’augmentation des salaires n’a de sens que si celle des prix ne les annule pas, et pour ce qui concerne les employeurs, leurs entreprises ne peuvent bien fonctionner que si elles ont un minimum de visibilité. C’est aussi une leçon de politique tout court : profitons, employeurs comme employés, des profonds désaccords au sein de la majorité pour l’obliger à un coup de barre à gauche en contribuant à cet accord.
À l’Alþingi aucun parti n’ose s’opposer à ce texte, même le parti « trumpiste » de Sigmundur Davíð Gunnlaugsson. Le seul débat porte sur son financement à un moment où l’état islandais s’est engagé à racheter de toutes les maisons de Grindavík que leur propriétaire voudrait vendre ! Où donc la Gauche Verte de Katrín Jakobsdóttir applaudit de toutes ses mains un accord dont son allié (?), le très conservateur parti de l’Indépendance, et en particulier Þórdís Kolbrún Gylvadóttir, ministre des Finances, va devoir organiser le financement.
Mais la question qui m’intéresse ici est la suivante : nous propose-t-on une nouvelle forme de démocratie où des organisations syndicales, employés et employeurs, pourraient imposer leur feuille de route à un gouvernement qui est pourtant l’émanation du parlement et responsable devant lui ?
Démocratique ? En Islande 9 salariés sur 10 sont syndiqués, et des accords tels que celui-ci doivent être dans chaque syndicat soumis aux adhérents et approuvés par une majorité de votants, avec néanmoins un fort taux d’absentions. Les négociateurs employeurs et employés sont donc des femmes et hommes de terrain qui doivent rendre des comptes à leurs adhérents. Et les rejets d’accords par la base ne sont pas rares. Par contre ces syndicats sont peu engagés dans des débats politiques à propos de choix sociétaux ou de politique étrangère, même s’ils n’en sont pas toujours très éloignés.
Une telle démarche est aujourd’hui inimaginable en France tant le taux d’adhésion aux syndicats est faible et surtout peu répandu le goût pour le compromis. Pourtant en 2019 a été lancé autour de la CFDT et de Laurent Berger, son président d’alors, un mouvement appelé « Pacte du Pouvoir de Vivre » qui associe de nombreuses structures aux vocations aussi différentes que Leo Lagrange, Emmaüs France, la Mutualité Française ou encore l’APF (Association des Paralysés de France). Le Manifeste sur lequel ils se sont mis d’accord et continuent à faire vivre à l’occasion de réunions locales ressemble à bien des égards aux plateformes de revendication des syndicats islandais. À suivre ?