Il a été beaucoup question d’immigration dans mes dernières chroniques et dans ce blog alors que ce sujet n’avait guère été abordé auparavant faute d’avoir une place dans le débat publique. Il y a fait irruption pendant l’été 2023 lorsque Jón Gunnarsson, alors ministre de l’Intérieur, s’est offusqué d’être dans l’impossibilité de renvoyer tous les immigrés auxquels le Bureau de l’Immigration avait refusé un permis de séjour (voir ici).
À en juger par le sondage que je citai alors, l’effet a été immédiat : 60% des sondés pensent que le nombre de réfugiés accueillis en Islande est trop élevé, contre 17 % d’un avis contraire et 23% trouvent ce niveau acceptable, alors que le même sondage effectué les années précédentes depuis 2017 divisait les sondés en trois tiers.
Guðrún Hafsteinsdóttir, qui lui succède, n’est pas en reste, même si elle doit céder sur le cas de Yazan, ce jeune myopathe que la police a tenté d’expulser avec sa famille dans la nuit du 17 septembre (voir ma chronique de ce mois). Le fait qu’elle ait bondi en tête des personnalités politiques les plus populaires est significatif. Faut-il croire comme certains commentateurs qu’il s’agit uniquement d’un coup de barre à droite du parti de l’Indépendance pour faire pièce au parti du Centre avant des élections législatives qui vont certainement être avancées au printemps ?
Le récent rapport de l’OCDE « Skills and Labour Market Integration of Immigrants and their Children in Iceland » permet de mieux comprendre la situation.
Il commence par deux constats qui à eux seuls expliquent le plus grand nombre des problèmes rencontrés :
- l’Islande a connu (parmi les pays de l’OCDE) l’accroissement le plus rapide du nombre des personnes nées à l’étranger avec quatre personnes sur cinq venues librement. Fin 2023 plus de 18% de la population islandaise est née à l’étranger contre 8% 10 ans auparavant[1],
- Le nombre sans précédent d’arrivées de réfugiés a bousculé le système d’accueil, obligeant les autorités à répondre vite. En 2022 3455 personnes ont demandé l’asile, soit 350 de plus que l’année antérieure. Parmi eux il y avait 2300 Ukrainiens et 700 Vénézuéliens. Ce nombre est tombé à 1970 personnes.
Fort heureusement les immigrés trouvent facilement un emploi :
- Le taux d’immigrés ayant un emploi (89% en 2022) est le plus élevé de l’OCDE. Ceci est dû à un fort taux d’activité, mais aussi au bon niveau de compétences des immigrés d’où qu’ils viennent,
- Mais ces compétences ne sont pas toujours bien utilisées, où 10% des Islandais sont considérés comme surqualifiés pour leur emploi contre 35% pour les étrangers. Une explication est le grand nombre de ces derniers dans les emplois liés au tourisme.
Et l’OCDE met le doigt sur un problème que l’on croyait résolu par la connaissance généralisée de l’anglais :
- La langue est une barrière à un emploi de qualité, ainsi qu’à une bonne information sur les dispositifs facilitant l’intégration,
- Mais les autorités n’ont pas engagé beaucoup de moyens pour favoriser l’apprentissage de l’islandais.
Des autorités surprises
Plus généralement l’accueil des immigrants n’a pas été selon l’OCDE un sujet de préoccupation pour les autorités et celles-ci ne disposent pas encore d’outils pour en suivre la progression. C’est vrai en particulier pour l’accueil des enfants à l’école, alors que la plupart ne parlent pas islandais chez eux.
Le rapport nous décrit donc un pays dont les autorités se sont laissé surprendre par une immigration inconnue avant 2000, d’autant plus facilement qu’elle était nécessaire à une activité économique soutenue. S’y mêle une certaine satisfaction à être ainsi attractifs. Il est vrai que ces immigrés viennent pour l’essentiel d’Europe, notamment de Pologne (près de la moitié). L’accueil est aisé : il y a du travail, celui que les Islandais ont tendance à déserter, et la communication peut avoir lieu en anglais, même approximatif.
Mais ces immigrés s’installent, deviennent plus exigeants pour eux-mêmes et leurs enfants. Les arrivées se poursuivent et se diversifient avec notamment celles de réfugiés qu’il faut accueillir dans l’urgence. Les faits divers deviennent plus nombreux, agressions, trafics divers, prostitution, qui impliquent certains des nouveaux venus, mais aussi des Islandais. Et l’on apprend que bien des employeurs n’hésitent pas à exploiter la vulnérabilité d’immigrés connaissant mal leurs droits, qu’il s’agisse des salaires ou des horaires de travail. Mais seule parmi les organisations syndicales, Efling (deuxième syndicat) s’intéresse à ces nouveaux cas, notamment pour les emplois peu qualifiés occupés par des femmes.
Ce n’est qu’à partir de 2012 que des plans d’action sont envisagés, dont la réalisation dépend largement de municipalités parfois réticentes. En 2023, une nouvelle loi est votée où l’on tente de trouver un juste équilibre entre un accueil de qualité à l’arrivée puis à plus long terme, d’une part, et d’autre part une plus grande rigueur dans l’octroi des permis de séjour, sur le modèle des cousins nordiques.
L’apprentissage de l’islandais
Le rapport OCDE montre aussi que contrairement à une idée reçue – et paresseuse ! – une bonne connaissance de l’anglais ne suffit pas assurer une véritable inclusion dans la société islandaise. A l’instar de ce qui est mis en pratique dans les autres pays nordiques, où pourtant le bilinguisme est plus large et plus ancien qu’en Islande, il paraît indispensable de mettre l’accent sur l’apprentissage et la pratique de la langue locale. Ainsi au Danemark on dépense à ce sujet sept fois plus par immigré qu’en Islande. Et c’est plus vrai encore pour le jeune âge. Les enfants d’immigrés sont insuffisamment exposés à l’islandais, tant chez eux où l’on parlera de préférence la langue d’origine, qu’à l’école, où les nombreuses activités périscolaires sont elles-mêmes animées par des personnes non-islandophones.
Alors ?
Ce ne sont que quelques illustrations de la situation à ce jour. La liste d’actions suggérées dans le rapport est longue et ambitieuse. Mais avec près d’un quart de la population née hors de l’île les gouvernements islandais actuels et à venir n’ont d’autre choix que les mettre en œuvre pour favoriser une inclusion dont leur île saura tirer profit. Il est donc regrettable que le parti de l’Indépendance, longtemps architecte de l’Islande moderne, ait fait le choix de la crispation et de la démagogie en prévision d’élections incertaines, pour entraîner avec lui une partie de l’opinion. Et que les autres partis, notamment l’Alliance social -démocrate, aujourd’hui dominante, semblent bien hésitants !
[1] Et je rappelle que plus de 50000 des 380000 Islandais vivent en dehors de leur île, ce qui porte à 23 % des habitants de l’île le nombre d’étrangers qui y sont installés