Islande – élections présidentielles (II)

Dans mon article du 16 avril à propos de l’élection présidentielle qui aura lieu le 1er juin, je faisais état de trois surprises : que Guðni Jóhannesson ne se représente pas alors qu’un troisième mandat lui tendait les bras ; que 30 personnes candidats annoncent leur candidature ; et parmi elles Katrín Jakobsdóttir, alors Première Ministre. Et il y en aurait une quatrième : la candidature tardive d’une personne peu connue malgré d’importantes responsabilités : Halla Hrund Logadóttir, directrice de l’Énergie maintenant en disponibilité, qui aujourd’hui fait la course en tête.

30 candidats ?   L’inflation que j’évoquais alors a pris des proportions inédites. Ce sont 82 (quatre-vingt-deux !) personnes qui sont parties à la chasse des 1500 signatures nécessaires pour concourir, ramenées à 12 (dont 6 hommes) le 25 avril après examen de leur butin !  La grande majorité de ces personnes savaient qu’elles n’avaient aucune chance, alors pourquoi ?   Faire parler d’elles ne fût-ce que quelques heures ?  Faire montre d’un engagement citoyen ?  Prouver que chaque citoyen islandais en vaut un autre quand il s’agit d’accéder à une magistrature à laquelle aucune formation n’existe ?   Il n’y a pas eu encore à ma connaissance d’études précises à ce propos, mais on peut certainement retenir le signe d’un engagement citoyen significatif. Le taux de participation éclairera cette hypothèse.

12 candidat(e)s !

Ce 14 mai (sondage Prósent du 7 au 12 mai), deux femmes sont en tête dans le sprint final : Halla Hrund avec 26% des voix et Katrín avec 19%, suivies de Baldur Þórhallsson (18%) et Jón Gnarr (14%). Mais les jeux sont loin d’être faits : tous ont perdu du terrain, et notamment Halla Hrund (un temps à plus de 30%) au profit d‘une autre candidate, Halla Tómasdóttir (12.5%) connue pour sa « remontada »  voici huit ans où elle avait fini par talonner Guðni.

Halla Hrund Logadóttir ?  Âgée de 43 ans elle exerçait depuis 2021 la fonction de directrice de l’Énergie, première femme à ce poste. Spécialiste de l’énergie, ainsi que du monde arctique, elle enseigne de plus à l’Université d’Islande et à Harvard. Annoncée seulement le 7 avril sa candidature n’a pas immédiatement émergé (je n’en parlais pas dans mon article du 14 avril !) puis est apparue comme une alternative moins clivante que Katrín, bien qu’elle soit moins à l’aise que ses concurrent(e)s lors des débats télévisés.

J’ai décrit cette fonction dans mon précédent article ainsi que sa pratique par ses trois derniers détenteurs. En bref le Président assume le pouvoir exécutif, mais ne peut rien décider sans l’accord du gouvernement ou de l’Alþingi, ce qui revient à lui donner l’apparence d’une fonction de représentation. Dès lors une élection au suffrage universel se justifie-t-elle ?   Il m’est arrivé d’en douter. Mais ce qui se passe actuellement lève toute ambiguïté : aux yeux des Islandais cette fonction est essentielle et il est parfaitement logique que le choix de son titulaire soit directement le leur. Par contre les modalités du scrutin pourraient être revues ; j’y reviendrai en conclusion.

À quelques nuances près les candidats décrivent une magistrature en charge de préserver les valeurs (lesquelles ?) de la communauté des Islandais, au-dessus des débats politiques auxquels ils assistent, surtout actuellement, avec une bonne dose d’agacement. Pour cela il dispose d’une arme : soumettre à referendum une loi votée par l’Alþingi en refusant de la promulguer. Ce qui revient à exposer les députés au désaveu de ceux qui les ont élus. À ce jour seul Ólafur Ragnar Grímsson a osé utiliser cette possibilité, deux fois, à propos de la dette Icesave, mettant le gouvernement, qu’il ne s’était pas donné la peine de prévenir, dans une situation très difficile. « Fait du Prince » ?  Il s’en est défendu en montrant qu’il avait agi en réponse à des pétitions très largement signées. Mais d’autres pétitions tout aussi populaires ne l’ont pas incité à renouveler l’expérience. Prise de conscience que l’outil est à double tranchant ? La question de ce pouvoir a été posée aux candidats à laquelle les réponses ont semblé embarrassées : oui si la loi votée est contraire aux valeurs de la communauté, voire à la constitution. Mais dans ce dernier cas il existe un Umboðsmaður Alþingis qui ces derniers mois ne s’est pas privé d’intervenir, ainsi que des tribunaux. Il n’en reste pas moins qu’il y a là une aspiration à plus de « démocratie directe » permanente dans la vie politique islandaise.

« Þjóðin á að geta hallað sér að forsetanum þegar á móti blæs« 

Pour cette communauté dont les membres ont toujours peur d’être oubliés sur leur île, la représentation à l’étranger est essentielle, à l’exemple de ce qu’ont su faire Vigdís Finnbógadóttir et dans un registre différent Ólafur Ragnar Grímsson. S’y ajoute, et peut-être est-ce dû à l’actualité internationale, un souci de protection que Katrín a exprimé en ces mots le 14 mai : Þjóðin á að geta hallað sér að forsetanum þegar á móti blæs (le peuple doit pouvoir se tourner vers le président lorsque soufflent des vents contraires), sachant qu’elle est mieux que quiconque placée pour y répondre.

Bref on attend d’une présidence sans véritable pouvoir qu’elle sache faire preuve d’autorité, en particulier si la communauté se sent menacée, et puisse le cas échéant organiser un dialogue entre le peuple, le gouvernement et elle lorsque les choix à faire transcendent les divisions politiques traditionnelles.

Ceci appelle à des modifications de la constitution dont certaines étaient inscrites dans le projet de réforme constitutionnelle malheureusement avorté (voir  ici ) :

  • élection du président pour un mandat de quatre ou cinq ans renouvelable une fois. Une élection a deux tours (trois premiers candidats ?) éviterait l’éparpillement des voix, nuisible à la légitimité de l’élu,
  • suppression du « fait du Prince », mais possibilité de demander une relecture de la loi,
  • implication plus forte dans la politique extérieure de l’île afin de donner du sens aux visites officielles du président .

Pour ce qui concerne la démocratie directe, la réforme apportait des réponses s’appuyant sur des pétitions demandant le vote ou la révision de lois, malheureusement restées lettre morte faute de volonté du gouvernement conduit par Katrín.

Alors qui ?  Ce jour la course semble se circonscrire entre deux personnes, deux femmes, aux personnalités différentes :

  • Katrín, à laquelle chacun reconnaît le charisme et l’expérience nécessaires à cette fonction, mais à qui certains reprochent d’avoir fait trop de concessions au parti de l‘Indépendance quand elle dirigeait le gouvernement, notamment sur les institutions ?
  • Halla Hrund, qui, même sans responsabilité politique, a travaillé en proximité avec les décideurs, notamment sur les sujets environnementaux, si importants pour l’avenir, a une expérience internationale reconnue, et apporte au débat une fraîcheur bienvenue ?

Islande – élection présidentielle : un tournant dans la fonction ?

L’élection présidentielle est normalement un épisode calme de la vie politique islandaise. Pourtant celle qui aura lieu le 1er juin nous a déjà fourni trois surprises, et ce n’est peut-être pas fini !

« j’en ai fini avec la politique ! » vraiment ?

Première surprise : l’annonce par Guðny Jóhannesson qu’il ne se représentera pas, alors qu’un troisième mandat lui tendait les bras. Deuxième surprise : l’inflation de candidats, plus de 30, comme s’il était devenu une mode de se présenter pour faire parler de soi. Troisième surprise, la candidature d’un Premier Ministre en exercice, Katrín Jakobsdóttir. Et en conséquence de sa démission un bricolage politique dont les partis politiques ont la spécialité, mais qui pourrait ne pas durer.

Un peu d’histoire : lorsqu’en 1944 l’Islande devient enfin une république souveraine, ses principaux dirigeants politiques s’interrogent sur l’opportunité d’une refonte de la constitution de l’île, et décident d’une réforme a minima : un président remplacera le roi du Danemark, monarque constitutionnel. Comme le roi, le président sera investi de pouvoirs importants, tels que la nomination du Premier Ministre ou la dissolution du parlement, mais il ne pourra les exercer sans l’aval du gouvernement ou de l’Alþingi. Lui reste une fonction d’incarnation et de représentation de la communauté islandaise, notamment à l’étranger, ce qui, lorsque celle-ci est petite et isolée, est une fonction importante, comme l’a parfaitement montré Vigdís Finnbogadóttir, présidente de 1980 à 1996.

« je suis capable d’assumer cette fonction, je le dis car aucune école, aucun emploi ou expérience ne prépare à être président. Tous les présidents doivent apprendre et s’adapter à cette fonction »
Eiríkur Ingi Jóhannsson, pêcheur et candidat, connu pour avoir été le seul rescapé lors du naufrage de son bateau

Paradoxalement ce président aux pouvoirs limités est élu pour quatre ans au suffrage universel à un tour. Il n’y a aucune limite au nombre possible de mandats. Compte tenu du caractère représentatif de la fonction l’habitude s’était installée que se présentent des personnalités d’horizons très divers, politiques ou non. Or voici qu’en 1996, Vigdís refusant de faire un cinquième mandat, se présente un homme dont l’engagement politique et la grande ambition sont connues de tous. Ólafur Ragnar Grímsson a été ministre, membre du Parti du Progrès, puis président de l’Alliance du Peuple. Bref l’antithèse du candidat traditionnel. Sa candidature fait beaucoup sourire ; pourtant il l’emporte. Sur place on associe son succès à la notoriété de son épouse d’alors, Guðrún Katrín Þorbergsdóttir, décédée deux ans plus tard.

Dès le départ Ólafur Ragnar annonce qu’il ne se contentera pas d’un rôle de représentation. Il dispose en effet d’une arme : le droit de provoquer un référendum sur une loi votée par l’Alþingi en refusant de la promulguer, ce qui revient à faire de lui un arbitre entre l’Alþingi et ceux qui l’ont élu. Jusqu’à présent aucun de ses prédécesseurs ne s’est aventuré sur ce terrain. Mais Ólafur Ragnar va par deux fois, sans même en avertir le gouvernement, refuser de promulguer les lois approuvant les accords négociés à grand peine en pleine crise financière à propos de la dette Icesave, plaçant ainsi ce gouvernement dans une situation très difficile avec un plaisir non dissimulé. Redevenu populaire après avoir été au plus bas à cause de sa proximité avec les « business vikings », Ólafur Ragnar fera cinq mandats, et aurait bien fait un sixième s’il n’avait senti quelques vents mauvais auxquels il n’a pas voulu s’exposer…

Guðni Th. Jóhannesson, est le parfait contraire de son prédécesseur, soucieux surtout de la cohésion des Islandais et de ceux qui les ont rejoints. Très apprécié, ainsi que son épouse Eliza Reid, d’origine canadienne, il est facilement réélu pour un second mandat et l’aurait été sans difficulté pour un troisième mandat s’il l’avait voulu. Encore une différence avec son prédécesseur !

Parmi la trentaine de candidats en lice, trois émergent, qui sont des personnalités très différentes. Présidente de la Gauche Verte jusqu’à son annonce de candidature Katrín a été ministre dès 2009 et Première Ministre depuis 2017, donc un profil très politique. Pourtant c’est une popularité dépassant largement celle de son parti qui a permis à Katrín de devenir et rester première Ministre au prix de compromis entamant cette popularité et plus encore celle de son parti. C’est pourquoi beaucoup l’accusent de quitter le navire au moment de son naufrage !

Baldur Þorhallsson, premier à se déclarer, est professeur de sciences politiques à l’Université d’Islande, très connu pour son activisme LGBT et des propositions parfois hétérodoxes telle celle de créer une armée islandaise face à la menace russe. Il est aussi connu pour ses sympathies pro-UE.

Jón Gnarr, comédien, se définit lui-même comme un « clown ». Dans cet esprit il crée en 2009 le Besti Flokkurinn (Meilleur parti), qui contre toute attente gagne la Mairie de Reykjavík l’année suivante. Jón sera donc maire de la capitale de 2010 à 2014, mais en laissera le quotidien à Dagur Eggertsson, qui ensuite lui succédera.

Katrín, Jón, Baldur… qui ?

Il est difficile à ce jour (15 avril) de dire qui l’emportera des trois, malgré un léger retard pour Jón Gnarr. Les élections sont encore loin et un nombre élevé d’électeurs se disent indécis. Pourtant les sondages mettent en évidence une certaine différence entre jeunes électeurs, favorables à Baldur ou Jón, et moins jeunes, favorables à Katrín, pourtant la moins âgée des trois.

Alors que le ministère des Affaires Étrangères est dirigé par un membre du parti de l’Indépendance, très atlantiste, Katrín, présidente d’un parti officiellement « isolationniste », s’est montrée très à l’aise pour rendre l’Islande présente dans un contexte international tendu, tant au Conseil Nordique qu’à l’OTAN ou dans les diverses instances européennes où son île  pouvait être invitée. Présidente, il ne serait pas étonnant qu’elle tente de poursuivre en cette voie pour donner du contenu à une fonction qu’elle ne voudra pas seulement de représentation.

Pendant ce temps les trois partis de la majorité se sont entendus pour confier à Bjarni Benediktsson (parti de l’Indépendance) la direction du nouveau gouvernement. Il y a encore trois ministres de la Gauche Verte, mais il ne serait pas étonnant que celle-ci provoque une crise conduisant à des élections, où Katrín, si elle est élue, passerait d’actrice à arbitre !  À suivre…


Chronique islandaise – mars 2024

Bonjour,

Cette chronique de mars 2024 aborde les mêmes sujets que les précédentes :

  • Grindavík où l’éruption en cours se poursuit avec un léger ralentissement,
  • accord social, qui est un magnifique exemple de relations contractuelles, et presque une nouvelle forme de démocratie (voir mon article de blog à ce propos),
  • le nombre d’Islandais…

Et une nouvelle inflation, celle des candidats à la présidence de la République !

Je vous en souhaite bonne lecture,

Cordialement,

Michel

Islande : la démocratie par les syndicats ?

Même si des comparaisons entre la France et l’Islande n’ont guère de sens, l’actualité m’a conduit à des réflexions sur les relations sociales telles qu’elles sont pratiquées dans les deux pays. En quelques lignes :

Début mars les fédérations d’employeurs et de salariés du privé signent un accord qualifié de Stöðuleikasamningur (Pacte de Stabilité). Il est le résultat de pourparlers engagés fin décembre et a l’ambition de couper le cercle vicieux dans lequel l’économie islandaise est empêtrée depuis deux à trois ans, où pour « refroidir » l’économie et juguler l’inflation la Banque Centrale doit augmenter régulièrement les taux d’intérêt (passés de 3.3 en juin 2021 à 9.50% aujourd’hui) ce qui a pour conséquence de réduire les capacités d’investissement des entreprises et d’accroître leur endettement ainsi que celui des ménages.

Puisque les accords en vigueur viennent à échéance, l’ensemble des partenaires sociaux semblent décidés dans les négociations à venir, non à s’adapter à l’inflation, mais à participer à son éradication. C’est ce que dit dès le 30 novembre Finnbjörn A. Hermannsson, président de l’ASÍ (ASÍ : Alþýðusamband Íslands – confédération des syndicats de salariés). Cette volonté est confirmée lors d’une rencontre préalable des principaux dirigeants syndicaux membres de l’ASÍ et de Sigríður Margrét Oddsdóttir, nouvelle directrice générale de SA (Samtök atvinnulífsins – organisations d’employeurs). Le communiqué final est clair :

« La fédération des organisations d’employeurs et la grande majorité des organisations de salariés et des collectivités territoriales ont décidé de travailler ensemble à la préparation d’un accord à long terme qui augmenterait la visibilité et la stabilité de la vie économique. Les signataires croient que l’un des principaux enjeux des négociations à venir est la réduction de l’inflation et des taux d’intérêt qui affectent durement tant les familles que les entreprises. »

À la sortie de la réunion Sigríður Margrét lance un nouvel appel : « Ensemble nous appelons les entreprises, l’état et les collectivités territoriales à soutenir la préparation d’un accord qui réduira l’inflation et donc les taux d’intérêt pour revenir à une gestion normale des prix, des salaires et des trésoreries d’entreprises. »

Chez le Médiateur

Il faudra trois mois de négociations presqu’ininterrompues, d’abord en face à face puis dans le bureau de Ástráður Haraldsson, Médiateur National, assorties de nombreux claquements de portes, pour parvenir à un accord pour le secteur privé, mais qui inspirera certainement celui qui doit être négocié pour les salariés du secteur publique. De plus, il engage fortement l’état et les collectivités territoriales, avec qui il a fallu conduire des négociations parallèles.

L’accord comprend deux grandes parties sur le contenu desquelles je reviendrai dans ma chronique :

  • La progression des salaires, fixée à 3.25% au 1er février 2024, puis à 3.5% pour les années suivantes, avec une progression minimum de 23750 Ikr (160€). Des aménagements complémentaires sont apportés selon les métiers, et bien sûr des clauses de revoyure sont prévues selon l’évolution des prix,
  • De nombreux allégements fiscaux pour réduire le poids de l’endettement, des services améliorés tels que la gratuité des repas scolaires ou la construction de nouveaux logements. Coût estimé à 80 milliards d’Ikr, soit 540 millions d’€, ou 3500€ par foyers.

C’est une vraie leçon de politique économique que donnent les partenaires sociaux : l’augmentation des salaires n’a de sens que si celle des prix ne les annule pas, et pour ce qui concerne les employeurs, leurs entreprises ne peuvent bien fonctionner que si elles ont un minimum de visibilité. C’est aussi une leçon de politique tout court : profitons, employeurs comme employés, des profonds désaccords au sein de la majorité pour l’obliger à un coup de barre à gauche en contribuant à cet accord.

À l’Alþingi aucun parti n’ose s’opposer à ce texte, même le parti « trumpiste » de Sigmundur Davíð Gunnlaugsson. Le seul débat porte sur son financement à un moment où l’état islandais s’est engagé à racheter de toutes les maisons de Grindavík que leur propriétaire voudrait vendre !  Où donc la Gauche Verte de Katrín Jakobsdóttir applaudit de toutes ses mains un accord dont son allié (?), le très conservateur parti de l’Indépendance, et en particulier Þórdís Kolbrún Gylvadóttir, ministre des Finances, va devoir organiser le financement.

Selon la tradition l’accord est célébré avec des gaufres préparées dans les locaux du Médiateur,
au service : Sigríður Margrét (SA)

Mais la question qui m’intéresse ici est la suivante : nous propose-t-on une nouvelle forme de démocratie où des organisations syndicales, employés et employeurs, pourraient imposer leur feuille de route à un gouvernement qui est pourtant l’émanation du parlement et responsable devant lui ?

Démocratique ?  En Islande 9 salariés sur 10 sont syndiqués, et des accords tels que celui-ci doivent être dans chaque syndicat soumis aux adhérents et approuvés par une majorité de votants, avec néanmoins un fort taux d’absentions. Les négociateurs employeurs et employés sont donc des femmes et hommes de terrain qui doivent rendre des comptes à leurs adhérents. Et les rejets d’accords par la base ne sont pas rares. Par contre ces syndicats sont peu engagés dans des débats politiques à propos de choix sociétaux ou de politique étrangère, même s’ils n’en sont pas toujours très éloignés.

Une telle démarche est aujourd’hui inimaginable en France tant le taux d’adhésion aux syndicats est faible et surtout peu répandu le goût pour le compromis. Pourtant en 2019 a été lancé autour de la CFDT et de Laurent Berger, son président d’alors, un mouvement appelé « Pacte du Pouvoir de Vivre » qui associe de nombreuses structures aux vocations aussi différentes que Leo Lagrange, Emmaüs France, la Mutualité Française ou encore l’APF (Association des Paralysés de France). Le Manifeste sur lequel ils se sont mis d’accord et continuent à faire vivre à l’occasion de réunions locales ressemble à bien des égards aux plateformes de revendication des syndicats islandais. À suivre ?

Islande : failles et résilience

Au mois de novembre une amie islandaise et moi sommes contactés par un établissement universitaire parisien pour intervenir à propos de l’Islande à l’occasion de sa participation à la Nuit des Idées organisée en mars 2024 par l’Institut Français. Le thème est cette année : « Lignes de faille », qu’elles soient technologiques, environnementales ou encore politiques…  Coïncidence : c’est alors que les rues de Grindavík commencent à se fendre. Quelle illustration !  Mais nous réfléchissons aussi que les failles sismiques ne sont pas les seules que connaît notre île, et que face à chacune d’elles les Islandais ont su transformer une menace en opportunité, faisant ainsi œuvre de résilience.

Nous nous lançons alors dans un inventaire fébrile de ces failles et des réponses qu’elles ont générées. Notre liste n’est évidemment pas exhaustive, c’est pourquoi je fais appel à toutes idées ou commentaires sur les nôtres pour que mon amie et moi nous nous présentions à cette Nuit des Idées proches de l’excellence.

En attendant vos contributions, j’essaie ci-dessous de mettre un peu d’ordre dans nos réflexions.

Il y a donc les failles sismiques qui traversent l’île : non seulement elles génèrent des éruptions volcaniques parfois catastrophiques, mais aussi des manifestations plus constantes et pacifiques telles que les diverses sources d’eau chaude exploitées sur toute l’île.

Autre série de failles, dues à la nature : l’Islande est une île au milieu de l’Atlantique nord, grande mais très peu peuplée et quasi dénuée de ressources naturelles, notamment les énergies fossiles. En tant qu’île elle est exposée à la perte de contacts avec l’extérieur, d’où une crainte quasi existentielle de ses habitants d’être oubliés. De plus leur vie économique repose sur les échanges avec l’extérieur, longtemps très difficiles faute de moyens et/ou par la volonté du colonisateur. La très longue nuit économique et donc démographique qui les a mis plusieurs fois au bord de la disparition explique que aujourd’hui encore les Islandais soient si peu nombreux. Donc : un marché économique très étroit qui expose à l’inflation en même temps qu’il fait craindre une dépendance jugée insupportable de puissantes économies étrangères ; et une monnaie qu’il faut sans cesse défendre.

La géographie génère l’histoire. Celle-ci commence par l’installation de Vikings audacieux, capables d’organiser très vite une communauté remarquable de plusieurs dizaines de milliers de personnes basée sur la loi et le compromis et qui n’a pas besoin de souverain. Elle se poursuivra près de trois siècles, jusqu’à ce que les rois norvégiens puis danois imposent leurs lois et leurs impôts, et un véritable asservissement économique. Que les Islandais n’ont toujours pas oublié et qui leur rend difficile la participation à des organisations politiques supranationales telles l’UE.

Et voici que s’ouvre une nouvelle faille, celle du réchauffement climatique et de ses effets sur l’environnement !  Et une autre encore, générée par un incontestable succès socio-économique, l’accueil d’un nombre élevé d’immigrés, tel que un habitant de l’île sur cinq n’y est pas né !

Résilience ?

Nous pouvons classer les réponses islandaises en quatre grandes catégories :

  • aux ressources naturelles que sont les ressources halieutiques et l’énergie générée par la géothermie et l’hydraulique, et à la valeur ajoutée que les Islandais ont su générer, sont venues s’ajouter des ressources intellectuelles de haut niveau souvent acquises dans les meilleures universités européennes et américaines. Elles ont permis le développement d’ingénieries conçues pour une meilleure exploitation des ressources naturelles, utilisées sur place ou vendues à l’étranger. Exemples : informatique embarquée sur les bateaux de pêche, conditionnement du poisson, ou dans un autre domaine capture du CO2 émis pas les fonderies d’aluminium ou les centrales géothermiques,
  • ces compétences de haut niveau ne pourraient être acquises sans une inextinguible curiosité et ouverture au monde, considérées comme essentielles dans l’apprentissage scolaire puis dans les établissements universitaires islandais, même si cela se fait au détriment  des matières traditionnelles (cf. mauvais résultats au PISA 2022),
  • c’est cette culture de « citoyens du monde »  qui permet à l’Islande d’être présente et reconnue, malgré sa « petitesse » et son isolement géographique, dans les forums internationaux. Et ses dirigeants ont su faire de sa position au milieu de l’Atlantique un atout stratégique apprécié lors des guerres du XXème siècle, et aujourd’hui encore comme escale sur les nouvelles voies maritimes associées à la fonte des glaces,
  • et c’est encore elle qui permet aux Islandais d’accueillir de nombreux réfugiés et immigrants économiques dans une logique d’inclusion plus que d’intégration, grâce à laquelle ceux-ci contribuent largement au développement économique de l’île.

Mais l’inclusion expose les Islandais à une dissolution de leur identité, notamment de leur langue. Il faut se méfier d’un éventuel retour de bâton, soit encore une autre faille, prête à s’ouvrir !