L’Islande et le compromis (suite)

Dans mon article du 21 novembre j’ai décrit ce modèle ancestral du compromis sur lequel a reposé le développement de l’Islande. Trois exemples parmi d’autres : le choix du christianisme, la longue mais pacifique marche vers l’indépendance puis la souveraineté, le Pacte de Solidarité signé en 2009 et qui s’est avéré essentiel pour une sortie de la crise financière de 2008 plus rapide que prévu.

Mais voici que de nouveaux dirigeants syndicaux sont apparus, à la tête d’organisations représentant des populations de salarié(e)s nombreuses mais peu reconnues : employé(e)s du commerce, de l’hôtellerie et de la restauration, des écoles, soit une majorité de femmes, souvent d’origine étrangère. Les noms de ces dirigeants sont souvent revenus ici : Ragnar Þór Ingólfsson (VR – 38000 employés du commerce), Sólveig Anna Jónsdóttir (Efling – 30000 employés peu qualifiés), auxquels s’est joint Vilhjálmur Birgisson (fédération des salariés d’Akranes), devenu ensuite président de la fédération SGS, qui regroupe Efling et des salariés d’activités plus traditionnelles, soit 72000. Les trois échouent à prendre le pouvoir dans la confédération ASÍ et annoncent leur intention de négocier directement avec SA (employeurs).

la tradition : Vilhjálmur (SGS) et Halldór Benjamín (SA) célèbrent leur accord en mangeant des gaufres
négociation ? Sólveig Anna et Efling (à droite ) face à SA, au centre le Médiateur

Les négociations sont en cours, avec des situations très différentes pour le trio : Vilhjálmur (SGS), revenu à l’approche traditionnelle du compromis, a signé un accord, ensuite largement approuvé par les organisations qu’il fédère, sauf Efling.  Ragnar Þór a lui aussi signé un accord, mais affiche son  mécontentement du résultat obtenu. Quant à Sólveig Anna, elle se plaint de n’avoir pas été informée de la négociation de SGS et en récuse le résultat : « la leçon des semaines passées est que les travailleurs n’obtiendront aucun résultat de négociations où des dirigeants s’enferment dans des salles avec les représentants du patronat et en gardent les clés.  Nous n’aurons de résultat que si les travailleurs participent directement aux négociations, dont la progression est publiée, et s’ils sont unis derrière leur direction. » Mais Sólveig Anna ne pose-t-elle pas ainsi la question de sa propre légitimité dans une organisation dont elle a licencié tous les employés (voir mon article « Bruit et Fureur en Islande ») ?

reconnaissance ?

Les deux photos ci-dessus illustrent parfaitement les deux stratégies. J’y joins une troisième qui montre la volonté de Efling de faire manifester des salariés trop souvent oubliés. Mais les donner en spectacle est-il un bon choix dans un pays adepte du compromis ?    

L’Islande : fin du compromis ?

En cette fin d’année se déroule un exercice le plus souvent triennal sur lequel repose l’essentiel de la vie socio-économique, et aussi politique, de l’île : la renégociation de 350 accords collectifs, dans lesquels seront abordés, non seulement les rémunérations, mais aussi le temps de travail et les congés, les droits à formation, et tous autres sujets concernant la vie professionnelle des 92.2% de salariés adhérant à un syndicat. Et à cette occasion le gouvernement, lui-même employeur, sera souvent invité à des accommodements, souvent fiscaux, mais aussi législatifs, permettant de conclure. Sur le détail des interlocuteurs, je renvoie à ma chronique de septembre 2022, mise en ligne sur ce blog.

Ce que je veux montrer ici est que le sens du compromis est au cœur même du développement de l’île depuis le début de sa colonisation en 874 (date officielle). La plus parfaite illustration est l’adoption du christianisme en 999.

Retour en arrière : beaucoup des colons venus en Islande sont chrétiens, notamment lorsqu’ils viennent d’Irlande christianisée dès le Vème siècle. Mais leur foi est si mêlée que cela ne semble pas avoir tant d’importance, au point que leurs enfants reviennent le plus souvent au culte païen. Pourtant, vers 995, sensible aux pressions des rois de Norvège, une majorité de goðar (membres de l’Alþingi)croit qu’il est temps d’accepter une religion qui est celle de la plupart de leurs partenaires commerciaux en Europe. Mais d’autres refusent absolument de rompre avec les pratiques traditionnelles. Des menaces de sécession apparaissent. Il est finalement convenu de s’en remettre à l’arbitrage de Þorgeir Ljósvetningagoði Þorkelsson, lui-même païen mais connu pour sa modération, et qui cette année là préside l’assemblée. Ils promettent d’accepter sa décision quelle qu’elle soit !  Þorgeir se retire une journée et une nuit sous sa tente, et le matin suivant invite les hommes présents à se rassembler autour du Lögberg. Ari Fróði, dans son magnifique Íslendingabók nous rapporte la scène :

Quand il fut arrivé, il commença son discours et dit qu’il lui semblait que la situation de chacun deviendrait impossible si tous ne partageaient pas la même loi dans le pays, et expliqua de diverses manières que l’on ne pouvait permettre à ceci d’arriver (…). Et maintenant je vais vous dire ce que cela me suggère, dit-il, que nous non plus ne devons pas accepter de prendre la voie de la plus grande opposition et devons rechercher un compromis par lequel chacun trouvera son avantage dans une certaine mesure, et nous aurons une seule loi et les mêmes pratiques. Il doit être clair que si nous déchirons la loi en deux nous déchirons aussi notre paix.

Goðafoss, où furent jetés les anciens dieux

Le choix d’une religion par une décision de l’Alþingi tel que le rapporte Ari est considéré comme véridique. Bien sûr, l’annonce faite par Þorgeir Þorkelsson a dû être précédée de nombreuses tractations, ainsi qu’en témoignent certains compromis, notamment sur le maintien de pratiques païennes. On peut croire aussi que les menaces du roi de Norvège ont eu un effet. Quoiqu’il en soit, le magnifique discours de Þorkell est souvent considéré comme le véritable acte fondateur de la communauté islandaise, près de 140 ans après le début de la colonisation.[1]

L’Alþingi lui-même dont la première session a lieu en 930 illustre cette volonté de compromis. Ce n’est certes pas cette assemblée démocratique parfois décrite, mais ce que l’on comprend de son fonctionnement notamment travers les sagas laisse croire que les débats y étaient rudes tant pour définir les lois que pour leur application. L’Alþingi était aussi la cour suprême de justice, et, en l’absence de pouvoir exécutif, ses sentences devaient être appliquées par les justiciables eux-mêmes, au prix parfois de nouveaux compromis.

Une autre illustration est l’accession de l’Islande à l’indépendance, certainement une des plus belles pages de son histoire.

Engagée dans la première moitié du XIXème siècle, prenant vraiment forme en son milieu, la marche vers l’indépendance et la souveraineté de l’Islande ne s’achèvera vraiment que le 17 juin 1944, mais pas une seule goutte de sang ne sera versée. Un pas important est franchi en 1874 lorsque que le Roi Christian IX apporte aux Islandais une constitution en cadeau pour le millénaire de la colonisation, mais la date essentielle est le 1er décembre 1918 : par l’Acte d’Union l’Islande devient indépendante pour ses affaires intérieures ; par contre le Danemark assure la protection et la politique étrangère de l’île. Le Roi du Danemark est aussi Roi d’Islande. L’Acte d’Union sera dénoncé en 1940 lorsque le Danemark est envahi par l’armée allemande puis révoqué officiellement par référendum en mai 1944.

Accompagnant cette longue marche vers l‘indépendance, la libéralisation du commerce, arrachée au Danemark, permet à l’Islande de développer son économie et d’équiper son territoire, mais elle reste encore très vulnérable au point qu’une violente crise pousse un grand nombre d’Islandais vers l’émigration. Pourtant, même si sa population n’est que de 78000 habitants en 1900, elle parvient à se doter progressivement des institutions politiques et administratives d’un pays indépendant. Là est l’originalité de la lutte des Islandais pour leur indépendance : avoir compris que celle-ci ne valait que si l’île s’y préparait, qu’il s’agisse de ses institutions, de ses infrastructures ou de son développement économique. Le porteur de cette stratégie est Jón Sigurðsson (17 juin 1811-23 janvier 1880) héros national, dans lequel aujourd’hui encore beaucoup d’Islandais aiment à se reconnaître.

Jón

Jón n’a rien des révolutionnaires connus ailleurs au XIXème siècle : il vit à Copenhague de bourses reçues pour ses travaux reconnus d’historien, et ne viendra en Islande que pour des réunions comme celles de l’Alþingi. Il ne sera jamais arrêté, et d’ailleurs récuse toute action violente, lui préférant une impressionnante correspondance ou des articles dans la revue Ný Félagsrit qu’il fonde avec des amis. Surtout : Jón a beaucoup lu les économistes libéraux, notamment Adam Smith et Jean-Baptiste Say ; il est convaincu que l’autonomie politique ne vaut qu’accompagnée de liberté économique. C’est pourquoi il est plus perçu comme un militant des droits de l’homme et du libéralisme économique que comme un libérateur nationaliste, différent en cela d’Islandais plus radicaux, qui pourtant accepteront son autorité. Il meurt le 7 décembre 1879, soit cinq ans après la promulgation de la constitution de 1874.

Le besoin en associations de salariés apparaît dès la fin du XIXème siècle, très tôt si l’on considère que le développement industriel de l’île est encore balbutiant. Le premier syndicat fondé en Islande, en 1887, est un syndicat d’ouvriers imprimeurs. Mais c’est lorsque les armateurs se regroupent qu’apparaît vraiment à partir de 1894 le syndicalisme ouvrier : ce sont les « Bárufélög », du nom de la première association créée : « báran » (la vague) ; syndicats de marins, plus associations spirituelles influencées par les ligues de tempérance que syndicats « de combat ». En 1906 est fondée la première association d’ouvriers non qualifiés « Dagsbrún ». En 1916, sept organisations, dont celles citée plus haut se fédèrent dans l’ASÍ (Alþýðsamband Íslands – Fédération islandaise du peuple). Dès le départ ses fondateurs pensent à l’action politique : le même jour est fondé le Parti du Peuple (Alþýðuflokkur) ; il faudra attendre vingt-quatre ans pour que le parti et la fédération syndicale soient clairement séparés.

Lors de la crise financière de 2008, son président est Gylfi Arnbjörnsson, aussi membre de l’Alliance Social-démocrate au pouvoir depuis le début de 2009. C’est à lui que l’on doit le Pacte de Stabilité signé pour 3 ans avec la fédération des Employeurs le 25 juin 2009 après 6 mois de négociations, et qui s’avérera essentiel dans le dispositif de reconstruction de l’économie islandaise et de son tissu social. C’est une véritable « feuille de route » économique et sociale qui est proposée au gouvernement et que celui-ci va accepter. Les représentants des employeurs et des employés privés et publics ont su trouver des compromis sur de nombreux sujets, tels les salaires, quasi gelés, l’indemnisation du chômage, l’ampleur des augmentations d’impôts, la mise en œuvre de projets générateurs d’emplois, le soutien aux collectivités territoriales, le développement de la formation continue, etc., l’ensemble étant assorti d’indicateurs de « sortie de route ». C’est ainsi que les Islandais subiront une chute de pouvoir d’achat d’environ 30% en moyenne sans un seul jour de grève !

Vilhjálmur, Ragnar Þór, Sólveig Anna, trublions ?

En octobre 2018, Gylfi ne se représente pas et est remplacé par Drífa Snædal. Un accord équivalent, mais de bien moindre envergue est signé en 2020 par les mêmes organisations pour faire face à la crise du covid. Mais entre temps de nouveaux acteurs viennent d’entrer sur scène, qui ont pris la direction d’organisations représentant des catégories socio-professionnelles (employés du commerce, personnels de ménage dans les écoles, les hôtels…, en majorité féminins et d’origine étrangère) de plus en plus nombreuses mais oubliées jusqu’alors. S’il est vrai que leurs revendications sont souvent légitimes, la méthode pour obtenir gain de cause semble s’éloigner beaucoup de la volonté de compromis évoquée plus haut, et choque beaucoup d’Islandais. Ainsi tentent-ils de prendre le pouvoir dans l’ASÍ. N’y parvenant pas bien qu’ils représentent près de 2/3 de salariés de l’île ils décident de négocier seuls, hors de l’ASÍ[2]. Est-ce la mort de celle-ci et du sens du compromis en Islande ?  Ou n’est-ce qu’une posture de négociation comme l’Islande du compromis en a tant connues ?  Les négociations en cours répondront à la question, essentielle pour la vie de l’île.


[1] Pour plus de précisions je me permets de renvoyer à l’ « Histoire de l’Islande » (Tallandier – 2018) que Æsa Sigurjónsdóttir et moi-même avons rédigée

[2] Sur les détails voir mes chroniques des derniers mois

 « Nous ne voulons pas de cette Islande là ! » ( suite)  : le changement ?

Jamais un article de mon blog n’a eu tant de succès, dû certainement au titre plus qu’à son contenu. Car les réactions sur le blog et reçues directement m’ont alerté. On me parlait surtout de changements, motivés par un goût de plus en plus prononcé pour le lucre… Mais avait-on compris que mon titre paraphrasait Hildur Hermóðsdóttir, citée dans l’article pour son combat contre la reforestation, connue aussi pour avoir participé dans sa jeunesse à la destruction d’un barrage hydroélectrique censé être un obstacle pour les saumons, préfigurant ainsi Halldóra Geirharðsdóttir dans « Woman at War » ?   Et que cette « Islande là » est celle qui renonce à son identité et à ses valeurs, non à l’immobilisme ?

 Alors parlons de changement, lucratif ou non.

« Les Islandais habitent la plupart dans des grottes (…) sont fort laids et leurs femmes aussi. Tout leur travail est la pêche, sont sales, incivils, brutaux et presque tous sorciers. (…) Ils sont si experts en l’Art Magique qu’ils vendent (aussi) le Vent aux navigateurs pour aller où bon leur semble » (Pierre Martin de la Martinière – Voyage des pais septentrionaux – Paris 1671

Sales et laids mais déjà commerçants, les Islandais ont-ils eu tort de vouloir sortir de leur misère ?  Et pour ce faire de tirer parti de leurs ressources d’alors, le poisson et le vent, et leur connaissance de l’Art Magique ?

L’île provoque une sorte de « coup de foudre » chez de nombreux visiteurs, qui ensuite regrettent qu’en évoluant elle s’éloigne de leurs premières impressions. Et ils reprochent à ses habitants de dévoyer le modèle qui leur a tant plu, oubliant, volontairement ou non, que la survie sur leur île est aujourd’hui encore au cœur des choix de ses habitants, avec parfois des excès.

l’auteur et l’énergie vitale

Pour ma part, arrivé pour la première fois en 1964 sur les traces de Jules Verne, j’ai eu la chance d’être d’abord déçu : premières impressions avec les baraques de l’aéroport de Reykjavík, encore international, puis crachin sur des murs gris et des rues quasi désertes alors que, mon sac à la main, je cherchais un hébergement et un repas. Au prix de ces derniers j’ai immédiatement compris que Jules Verne devrait attendre !  Dès le surlendemain je découpais des filets de poisson dans une usine de Reykjavík (aujourd’hui un musée !) et disposais d’un lit (?) dans un vieil atelier ; et découvrais immédiatement dans cette usine ce qui allait être l’essentiel selon moi : l’énergie vitale d’une communauté, que j’associerai plus tard à l’espace !  Je découvris aussi mon besoin de comprendre cette communauté et d’y revenir.

L’espace intellectuel, que je lie au besoin d’espace physique (importance de la vue lorsque l’on construit une maison !), invite à l’exploitation de la moindre opportunité, trouvée dans de bien maigres ressources physiques et que l’on tente aujourd’hui d’enrichir par des ressources intellectuelles de très haut niveau. En Islande toute nouvelle idée est accueillie comme un moyen de mieux assurer et pérenniser la survie de la communauté sur son île et/ou de contribuer à la connaissance ou la reconnaissance de son existence dans le monde, elle si petite et facilement oubliée. A l’inverse cette communauté, volontiers ouverte, se fermera comme une huitre face à toute atteinte, réelle ou supposée, à son indépendance et/ou à ses ressources – ainsi de l’affaire Icesave, ou du troisième Paquet de l’Énergie de l’UE (voir ma chronique de novembre 2018 et cet article de mon blog) – ; et elle entrera dans d’extraordinaires psychodrames collectifs, comme s’il lui fallait avoir peur ensemble pour tester sa solidité.

Kaffivagninn voici 50 ans…

Dans les années 60 Reykjavík était une ville le plus souvent sinistre, qui ne s’animait, en version chancelante, que le samedi soir, et où n’existaient que deux restaurants abordables pour moi, la Cantine du Port et, les grands jours, Kaffivagninn. Mais lorsqu’une odeur nauséabonde, la peningalykt (odeur d’argent – encore !), envahissait la ville, nous étions heureux car le hareng brûlait dans les fours de Grandi. Doit-on regretter que Reykjavík soit devenue une ville pimpante et animée ?  Bien sûr, cette transformation a produit des excès, beaucoup de ses habitants s’en sont éloignés pour faire une place – lucrative ! – aux touristes, trop brutale sans doute et qui appelle un rééquilibrage.

L’accueil aux nouvelles idées est par principe positif, jusqu’à ce qu’on s’aperçoive, parfois trop tard, d’éventuelles conséquences néfastes. À cet égard les projets de EP Power Minerals et ses camions sont illustratifs : une idée certainement lucrative, créatrice d’emplois, donc bien accueillie, jusqu’à ce qu’une étude plus approfondie mette en évidence ses cotés néfastes, notamment un camion de 38 tonnes toutes les huit minutes sur la N1. Se mettent alors en branle des contrepouvoirs qui vont tenter de réduire voire supprimer la menace, ou en tirer parti : et si EP Powers participait à la construction d’un port à Vík, tout proche du lieu d’extraction ?

Autre opportunisme à l’œuvre, celui de ports de l’est qui se préparent à recevoir les bateaux, surtout chinois, qui voudront profiter de la fonte des glaces arctiques pour emprunter les voies ainsi libérées…  Lucratif encore, mais qui aura aussi l’intérêt de fixer la population d’une région qui se dépeuple. C’est aussi le cas du tourisme !

Notons cependant qu’une idée couteuse peut être retenue, telle la construction de l’église Hallgrímskirkja, décidée à l’initiative d’un très petit groupe de paroissien(ne)s mécontent(e)s que le symbole phallique de Reykjavík fût l’église catholique de Landakot  ! 

Mais au fait, qui sont ces « Islandais » ?  Au 31 mars 2022, selon le Bureau des Statistiques, 381370 personnes vivaient sur l’île, dont 54940 étrangers soit 14.4%, Polonais pour moitié, et de plus en plus d’Ukrainiens. Il y a, en Islande aussi, des xénophobes et des racistes, mais, sauf quelques incidents, cette immigration est vécue comme une autre opportunité. Et de fait de plus en plus d’immigrés, surtout des femmes, prennent une part effective dans la vie sociale et culturelle de l’île et lui apportent un nouveau dynamisme.

Bien sûr, entreprendre c’est aussi vouloir que la réussite soit visible d’une communauté où tout le monde ou presque se connaît, et si possible au-delà : reconnaissance d’œuvres artistiques, d’exploits sportifs, ou encore possession de la plus belle maison, de la plus grosse voiture, du plus beau cheval…  Rien de neuf : j’ai souvenir du rúntur  (tour en voiture du centre-ville alors très pratiqué dans les Pays Nordiques) de Reykjavík que peuplaient de longues américaines, souvent décapotables (!), et ornées d’énormes antennes générant des bruits assourdissants appelés musique !

Alors, qu’est-ce qui change, sinon les apparences ?

« Nous ne voulons pas de cette Islande là ! »

Lorsque je dois présenter l’Islande et ses habitants je pars d’un mot : « espace », cet espace qui me revigore chaque fois que je pose le pied sur l’île et qui, sur la route me conduisant à Reykjavík, me permet d’admirer les nombreuses couleurs de volcans plus ou moins actifs, à gauche, et à droite, posée sur la mer, la couverture blanche du Snæfellsjökull, qu’a glorifié Jules Verne. Si le temps le permet bien sûr, mais en Islande il faut aussi beaucoup d’imagination !

Espace physique que ne cache aucun arbre et ouvert à tous les vents et toutes les tempêtes. Mais aussi espace dans le temps où l’on ne connaît pas de rupture entre les générations, ni dans la vie d’une personne, ni même avec la mort tant les ascendants sont présents. Espace intellectuel enfin, où sont autorisés, voire sollicités, tous les projets, toutes les idées en tous les domaines, où seule est critiquée l’inaction. Ce qu’on aime en Islande est l’absence de limites. Mais cette absence peut conduire à des entreprises où dominent le goût du gain et la recherche de reconnaissance : « être petits ne nous empêche pas d’être comme les autres ».

Deux projets illustrent ce qui précède et inquiètent : la volonté réaffirmée de planter des arbres partout où c’est possible d’une part, et d’autre part l’exportation de basalte produit par les volcans.

Islande? Écosse? Nouvelle-Zélande?

Alors, que sera l’Islande couverte d’arbres et dépourvue de basalte ?  Où sera cet espace qui nous importe tant ?

Hildur

Le journal « Le Monde », pourtant réputé sérieux, se fait le complice d‘une telle hérésie avec un article (voir ici)   intitulé « en Islande, des habitants replantent des arbres au pied des glaciers et sur des déserts de lave » (20 juillet – Anne-Lise Caro). Une belle photo illustre l’article, prise certainement en Islande, mais qui aurait pu l’être en Écosse ou en Nouvelle-Zélande…  Nous ne voulons pas de cette Islande là, écrit dans le quotidien Fréttablaðið Hildur Hermóðsdóttir, ancienne éditrice, très engagée dans la défense de son île, et qu’une journaliste sérieuse aurait dû rencontrer !  Elle y appelle ni plus ni moins qu’à l’insurrection (stríðástand). Selon elle le Service de foresterie islandais (Skógræktin), dont  Anne-Lise Caro se fait la porte-parole, s’est surtout illustré par des choix douteux dont l’un des premiers est l’introduction de lupins destinés à arrêter l’érosion, et dont il a perdu la maîtrise. Peu soucieux d’expériences passées, en Islande et ailleurs, il prépare, sous la fausse barbe de capture du  CO2 (voir à ce propos l’article de Marie Charrel dans le même quotidien, cette fois bien documenté) l’introduction de peupliers d’Alaska et de conifères particulièrement vivaces. « Avec 2 % de la surface actuelle de l’île (re) boisée, le travail des Islandais commence à payer. A l’horizon 2100, l’objectif de couverture espéré est de 12 % » s’exclame fièrement la journaliste du Monde. Mais compte tenu de la toponymie de l’île, 12% c’est l’essentiel des terres où peuvent pousser des arbres !  Que restera-t-il à l’espace !?   Il existe des forêts en Islande dont la plus grande, Hallormstaðaskógur, à l’est de l’île et très semblable aux Landes, occupe 740 ha. Ce sont des lieux de villégiature, de dépaysement et d’ouverture à la nature prisés par les citadins et leurs enfants. Laissons leur ce rôle, semblable à celui des parcs animaliers en France !

pendant 100 ans ?
Hafursey

Et voici que l’entreprise allemande EP Power Minerals s’avise que le basalte déposé au pied de la montagne Hafursey, au sud de l’île, peut être utilisé à la confection de ciment. Le potentiel est de 146 millions de m3 sur 15.5 km². Elle propose d’en collecter 286000 m3 la première année puis 1.43millions de m3, soit une extraction de 100 ans, réduisant de 10 mètres le niveau du sol, en attendant la prochaine éruption volcanique. 100 ans pendant lesquels une noria de camions parcourra 170 km jusqu’au port de Þorlakshöfn, au rythme d’un camion chargé de 28 tonnes toutes les 15 minutes, plus le retour, sur la route n°1, en son tronçon le plus fréquenté. Pour Bergþóra Þorkelsdóttir, directrice de Vegagerðin, organisme en charge de la gestion du réseau routier, ce projet n’est pas envisageable sans des travaux considérables.

On peut admirer ce souci d’équilibre où la plantation d’arbres permettra de capturer le CO2 émis par des camions !   N’est-il pas plus simple de renoncer aux deux projets pour jouir de l’espace ainsi libéré ?

Espace !!!

Islande : résurrection du parti du Progrès ? (II)

Dans mon article sur ce sujet la question était posée : cette résurrection est-elle réelle, sera-t-elle durable ?

Réelle ?  Cela paraît évident si l’on considère les résultats des dernières élections. Élections législatives où ce parti passe de 10.7 à 17.3% des suffrages exprimés, alors que ses deux alliés au gouvernement perdent des voix. Ou encore élections locales où il passe de 8.5 à 18% au niveau national, avec une percée spectaculaire à Reykjavík (de 0 à 4 sièges sur 23). Et la tendance est confirmée par le sondage Gallup de fin mai (voir tableau ci-dessous), où le Framsókn est à 17.5%, le parti de l’Indépendance à 20.1%, la Gauche Verte à 8.1% et le parti du Centre à 4.3%.

S’agit-il uniquement d’un phénomène de vases communiquants entre le Framsókn et le parti du Centre créé par Sigmundur Davíð Gunnlaugsson après son retrait du premier ? Il est vrai (voir tableau joint à mon premier article) que l’addition des deux partis en 2017 et 2022 est stable à environ 22%. Il y a donc bien un « retour à la maison ». Mais on peut aussi supposer que les gains du parti du Peuple (de 6.9 à 8.8%) sont partiellement dus à des électeurs transfuges du parti du Centre, et que par contre le Framsókn a dû prendre des voix à ses deux alliés. Il y aurait donc bien un double mouvement dont le solde est une progression,

Voyons les vases communiquants. Nommé Premier ministre le 23 mai 2013 après une victoire sans précédent aux élections législatives, Sigmundur Davíð perd rapidement du terrain malgré des discours et quelques mesures très démagogiques. Un an plus tard son Framsókn est en dessous de 14%. Et voici qu’en mars 2016 un mot provoque sa chute : « Wintris » du nom d’un fonds basé aux îles Vierges dont il est le propriétaire avec son épouse, et dont l’existence est révélée par les Panama Papers. Dans un premier temps, il se met « en retrait » du gouvernement. Son interim est assuré par Sigurður Ingi Jóhannsson, vice-président du Framsókn, alors considéré comme le fidèle d’entre les fidèles, en attendant des élections prévues pour octobre 2016. Entre temps, à la surprise générale, Sigurður Ingi s’avère un premier Ministre très consensuel et sait remettre du calme dans son parti. Le 2 octobre 2016 au congrès du Framsókn, l’homme à qui Sigmundur Davíð avait confié les clés du parti s’oppose à lui et est élu président avec 370 voix contre 329. La faiblesse de l‘écart montre combien Sigmundur Davíð, malgré sa malhonnêteté et un discours arrogant et diviseur est resté populaire dans son parti. C’est pourquoi de nombreux cadres le suivent lorsqu’il quitte le parti et, le 15 octobre 2017, fonde un mouvement, curieusement appelé parti du Centre (Miðflokkur). Il était temps : à la suite d’une nouvelle crise gouvernementale des élections ont lieu le 28 octobre où le nouveau parti tout juste créé fait jeu égal avec l’ancien (10.9%/10.7%). On peut s’inquiéter pour le Framsókn, maintenant au gouvernement avec la Gauche Verte de la première Ministre Katrín Jakobsdóttir et le parti de l’Indépendance.

au galop ?

Et en effet rien ne semble empêcher la progression du parti du Centre, même les propos nauséabonds de ses dirigeants sur leurs collègues femmes enregistrés à leur insu le 20 novembre 2018 dans un café de Reykjavík appelé « Klaustur ». Selon les sondages l’audience des deux partis ne se rééquilibre que dans le courant de 2020, à un niveau inférieur à 10%. Et ce n’est qu’au début de 2021 que l’écart se creuse pour aboutir au résultat mentionné dans le tableau.

Que s’est-il passé ?

Du coté du parti du Centre :

  • un discours de plus en plus radical – trumpiste – et confus de Sigmundur Davíð Gunnlaugsson et ses députés à l’Alþingi, qui ne semblent avoir d’autre objectif qu’occuper la tribune le plus longtemps possible,
  • un populisme vindicatif opposé à celui que porte Inga Sæland et son parti du Peuple, attentif aux personnes en difficulté quitte à proposer des solutions bien démagogiques.

Du coté du parti du Progrès :

  • Sigurður Ingi sait profiter de la position centrale de son parti dans l’alliance au pouvoir depuis 2017, alors que ses deux alliés, à droite et surtout à gauche, se voient reprocher par leurs sympathisants les concessions nécessaires au maintien de l’alliance,
  • il convient d’y ajouter la posture très « bonhomme » et sécurisante de cet homme de 60 ans venu du monde paysan, même s’il s’est lui aussi laissé aller à un écart de langage bien fâcheux (voir cet article ),
  • ce positionnement d’écoute et d’arbitre est d’autant plus aisé que les trois autres ministres occupent des portefeuilles très « sociaux » – éducation, affaires sociales et santé – où ils savent notamment montrer leur sensibilité aux situations générées par le Covid.

Voici le parti du Progrès réinstallé à la place qu’il a presque toujours occupée dans l’histoire politique islandaise, la seconde derrière le parti de l’Indépendance dont il a souvent été l’allié pour éviter l’arrivée de la gauche au pouvoir. Mais la situation actuelle est différente : l’audience de ses deux alliés au gouvernement continue de s’effriter à son profit. Dans le cas, de plus en plus vraisemblable, où cette alliance éclaterait il peut diriger une solution alternative associant les trois principaux partis de l’opposition, ou leur être associé, sous réserve que ne soit pas abordé le sujet de l’adhésion à l’UE à laquelle il reste hostile.

Mais peut-il (re) construire une offre propre ?

Il se dit « parti de la coopération et de la liberté », centriste mais à l’écoute de tous (je paraphrase Sigurður Ingi). Paradoxalement, un premier atout est son ancienneté : il a été présent dans tous les combats pour défendre l’indépendance de l’île, et ceci peut rassurer des Islandais, grand ouverts au monde mais pas prêts à accepter leur dilution dans celui-ci. Il a été aussi le parti des coopératives, et même si celles-ci ont disparu, l’idée de coopération reste consubstantielle de l’identité islandaise et est encore présente dans la vie quotidienne. Ainsi les premiers mots de Einar Þorsteinsson, tête de liste Framsókn à Reykjavík, sont pour regretter les zizanies dans l’ancien conseil municipal.

Voici pour le passé ; mais l’avenir ?  Lors de l’organisation du nouveau gouvernement Sigurður Ingi a beaucoup insisté pour la création sous sa responsabilité d’un « Innviðaráðuneyti », traduit le plus souvent par ministère de l’Infrastructure. Il associe les transports, et les systèmes et installations sous-jacentes, les communications, les relations avec les collectivités territoriales et la gestion de l’état-civil et du cadastre. Le 16 juin, le Framsókn fait voter un plan à 3 ans d’aménagement du territoire, destiné à limiter la migration vers la capitale, et qui aborde aussi bien les infrastructures que les services publics et le développement de la démocratie locale. Y sont associés tous les ministères, les collectivités territoriales et les nombreuses associations concernées. Vise-t-il à les entraîner vers cette « Habitabilité » évoquée dans l’un de mes articles (voir cet article) ?